Cannes 2018 : la montée en puissance des cinémas arabes

Publié le 14 juin 2018 par Africultures @africultures

Y a-t-il un cinéma arabe malgré la grande diversité des pays et des cultures ? Le récent festival de Cannes (8-19 mai 2018) a témoigné d’une volonté d’ancrer ce concept à travers une série d’initiatives. Le désenclavement de l’Arabie saoudite change également la donne.

Cinq longs métrages en sélection

Nous avons déjà proposé des notes critiques dans notre bilan tendanciel du festival et les abordons ici d’un point de vue plus informatif. Fait exceptionnel, c’est d’Égypte que venait le seul premier long métrage de la prestigieuse compétition officielle : Yomeddine d’Abu Bakr Shawky. Développement fictionnel d’un documentaire sur les résidents d’une léproserie, The Colony, il a été produit en cinq ans avec des bouts de ficelles par sa femme Dina Emam (Desert Highway Pictures) et grâce à l’aide d’amis mais l’argent manquait pour la postproduction. Mohamed Hefzy de Film Clinic en a vu un premier montage à la nouvelle Cinegouna Platform du festival égyptien d’El Gouna et a investi les fonds restants, Daniel Ziskind étant producteur associé.

Egalement en compétition officielle, Capharnaüm de la Libanaise Nadine Labaki (que je n’ai pu voir, ne pouvant entrer dans une salle bondée), un film sur l’enfance maltraitée et notamment d’un jeune de 12 ans, Zain, qui décide d’intenter un procès à ses parents pour l’avoir mis au monde sans l’élever convenablement. En immersion totale, avec une équipe très libre et 100 % locale, le film est à la croisée du documentaire (520 heures de rushes) et de la fiction. Fait pour bousculer et émouvoir, le film a été produit à l’arrache par le mari de la réalisatrice, Khaled Mouzanar, également compositeur de la musique, en associant des fonds privés, la Banque centrale libanaise et une vente des droits télé à la chaîne satellitaire panarabe ART.

En outre, la section officielle Un certain regard proposait Sofia, premier long métrage de la Marocaine Meryem Benm’Barek, tourné à Casablanca « où les divisions sociales sont les plus visibles », dit-elle. Elle voulait avant tout « faire un portrait du pays » pour situer la condition des femmes. Lauréate de la Fondation Gan et du Doha Film Institute, elle a également profité d’un préachat de Canal+. Sortie en France prévue le 19 septembre.

À Un certain regard également, Mon tissu préféré, le premier long métrage de la Syrienne Gaya Jiji, un film personnel et sensuel (d’où le titre), à petit budget, coproduit par la France, l’Allemagne et la Turquie (en sortie en France le 18 juillet). Il a été écrit à Damas « dans une société qui opprimait tous nos désirs », indique Gaya Jiji, mais ne put bien sûr y être tourné. L’actrice principale, Manal Issa, est franco-libanaise, choisie pour son talent mais aussi car elle acceptait les scènes de nudité. Gaya Jiji travaille déjà à son nouveau long qui portera sur la reconstruction de la mémoire dans l’exil.

La Quinzaine des réalisateurs avait de son côté sélectionné Mon cher enfant (Weldi) du Tunisien Mohamed Ben Attia, qu’il avait déjà commencé à écrire durant la postproduction de Hedi, un vent de liberté. Sa productrice Dora Bouchoucha (Nomadis Images) s’est à nouveau associée avec Les Films du fleuve des frères Dardenne (Belgique) et Tanit Films (France) pour réunir le budget nécessaire aux six semaines de tournage en décors naturels en Tunisie et une semaine à Istanbul.

C’est la Tunisie qui était cette année à l’honneur pour la Factory de la Quinzaine des réalisateurs (série de quatre films de 15′, chacun coréalisé par un couple de cinéastes, l’un venant du pays retenu et l’autre venant d’ailleurs). Très réussie, la Tunisia Factory était produite par Dora Bouchoucha (Nomadis Images), Habib Attia (Cinétéléfilms), Imed Marzouk (Propaganda Productions) et Dominique Welinski (DW). (cf. la critique de ces quatre films)

Ajoutons Un jour de mariage de l’Algérien Elias Belkeddar dans les courts métrages de la Semaine de la critique : tous ces films témoignent d’une volonté de parler à tous tout en restant très ancrés dans leur réalité. La parité hommes-femmes était en outre affirmée, à l’image d’une implication croissante des femmes dans les cinémas arabes.

Des trophées du cinéma arabe

Chapeauté par MAD Solutions, un studio panarabe indépendant basé au Caire et qui vient de lancer un fonds d’investissement basé à New York, l’Arab Cinema Center a un stand bien en vue au marché du festival et une publication largement diffusée. Il organise depuis 2017 une cérémonie pour remettre les Critics Awards, trophées décernés par une série de critiques (arabes ou travaillant comme moi sur les cinémas arabes). C’est ainsi que pour cette deuxième édition, 62 critiques (contre 24 en 2017) ont été invités à voter. Wajib (Anne-Marie Jacir, Palestine) s’est taillé la part du lion : le prix du meilleur film et le prix du meilleur scénario tandis que son acteur principal, le Palestinien Mohammad Bakri recevait le prix du meilleur acteur. C’est la Tunisienne Mariam Al Ferjani qui a reçu le prix de la meilleure actrice pour son rôle dans La Belle et la meute de Kaouther Ben Hania. Le Liban s’est partagé les autres prix puisque celui du meilleur réalisateur est allé à Ziad Doueiri pour L’Insulte et que Taste of Cement de Ziad Kalthoum a reçu celui du meilleur documentaire. Un prix spécial a en outre été décerné au célèbre critique égyptien Youssef Cherif Rizkallah.

L’Arab Cinéma Center a publié la biographie des « 100 noms les plus importants dans les cinémas arabes » ayant récemment marqué l’industrie cinématographique de langue arabe : une façon d’affirmer son poids et sa compétence.

Un festival des cinémas arabes à Paris

C’est ainsi la langue qui soude le monde arabe, malgré la diversité de ses expressions et dialectes. N’est-ce pas la compréhension générale de l’arabe classique qui a permis au cinéma égyptien de dominer le monde arabe durant des décennies ? Faisant suite à la Biennale des films arabes qui s’est tenue à l’Institut du monde arabe de Paris de 1992 à 2006, un Festival des cinémas arabes aura sa première édition du 28 juin au 8 juillet 2018 sous la houlette de Layane Chawaf qui l’a annoncé lors d’une conférence de presse à Cannes. La présidente d’honneur en sera l’actrice palestinienne Hiam Abbass tandis que le jury fiction sera présidé par le réalisateur marocain Faouzi Bensaïdi et le jury documentaire par le réalisateur et chroniqueur français Serge Le Péron. Le comité de sélection a visionné 362 films produits en 2017-2018 pour la section compétitive qui comportera quelque 70 courts et longs métrages. Le Festival présentera également des hommages à Jean Chamoun et à Mahmoud Zemmouri, une rencontre des résidences et ateliers d’écriture (un atelier d’écriture de scénario de court métrage se tiendra du 27 juin au 8 juillet) et une autre sur l’industrie cinématographique palestinienne de 1948 à 2018, ainsi qu’un regard sur le renouveau du cinéma saoudien avec une sélection de courts métrages.

L’Arabie saoudite, nouvel acteur, nouveau marché

Il est vrai que l’ambiance change en Arabie saoudite, depuis l’avènement de « MBS », le prince Mohammad bin Salman Al Saud : les cinémas rouvrent après 35 ans de bannissement. Les 33 millions de Saoudiens (qui regardent déjà Youtube, Netflix ou Amazon) n’auront plus besoin de franchir la frontière avec les Emirats arabes unis ou Bahrain pour aller voir un film en salle. L’enjeu économique est énorme : les autorités saoudiennes voudraient ouvrir quelque 350 cinémas et plus de 2500 écrans d’ici 2030 !

Le plan Vision 2030 lancé par le royaume comporte en effet un plan d’investissement de 64 milliards de dollars dans l’industrie des loisirs, désormais considérée comme « indispensable à la qualité de la vie ». Les investissements dans le secteur culturel international rentrent dans la politique économique saoudienne de réduire sa dépendance vis-à-vis des revenus du pétrole. Et sont pensés en partenariats : les investisseurs hollywoodiens sont ainsi invités à participer à la construction de multiplexes en Arabie Saoudite. Le prince héritier était en avril à Los Angeles pour rencontrer les dirigeants des studios hollywoodiens, mais des accords culturels sont passés avec d’autres pays comme l’Espagne. La Chine n’a pas traîné : AMC Entertainment (Dalian Wanda Group) a déjà signé un accord avec le Fonds d’investissement public d’Arabie Saoudite pour lancer une quarantaine de cinémas en cinq ans et a été la première à inaugurer le 18 avril un multiplexe à Riyad (5 millions d’habitants) avec la projection de Black Panther. Le deuxième a été ouvert le 29 avril au centre commercial Riyad Park par Vox Cinemas, principal acteur de la zone MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord). Sa maison mère Majid Al Futtaim s’est engagée à investir 430 M€ dans le cinéma saoudien et à construire 600 écrans en cinq ans. Cela représente 3000 emplois à créer. Le Britannique Vue international a signé un accord avec le groupe immobilier d’Abdulmohsin Alhokair pour construire une trentaine de cinémas. En outre, Imax a conclu un accord de principe non exclusif pour aider les films saoudiens à s’exporter sous un format adapté. Le groupe espère lui aussi construire entre 15 et 20 cinémas… Pas d’annonce française pour le moment mais le Palais de Tokyo à Paris a accueilli du 9 au 11 avril les Saudi Cultural Days sur toutes les expressions artistiques saoudiennes, films compris.

À Cannes, la première délégation de l’Arabie saoudite au festival, forte d’une quarantaine de personnes, a annoncé lors d’une réception à son pavillon au marché du film la mise en place d’un programme de formation et d’aides pour les cinéastes saoudiens. En outre, O3 Productions, la branche production du géant saoudien de la télévision panarabe MBC, a révélé un contrat de coproduction avec Image Nation Abu Dhabi pour quatre films saoudiens, notamment Love Above The Law, une comédie écrite par l’humoriste Fahad Albutairi, connu pour ses succès sur Youtube. Le film montre le mariage d’un Saoudien aisé et d’une femme de la campagne qui découvrent qu’ils ont finalement beaucoup en commun. Il sera réalisé par Majid Al-Ansari, un cinéaste des Emirats, et le tournage va débuter à l’automne 2018. Le casting est en cours en Arabie saoudite.

Dans un pays où les femmes n’auront le droit de conduire qu’en ce mois de juin 2018, c’est une femme, Haifaa al-Mansour, qui en 2012 a réalisé Wadjda, le premier long métrage saoudien entièrement tourné dans le Royaume. Histoire d’une jeune fille qui rêve de pouvoir faire du vélo, il a cartonné dans le monde entier. Issue d’une famille de 12 enfants dont les parents ne parlaient pas l’anglais, Haifaa al-Mansour a d’abord étudié en Egypte avant de faire une école de cinéma en Australie. Elle partage maintenant son temps entre Los Angeles et Riyad. Elle a réalisé en 2017 en anglais un biopic de Mary Shelley, l’auteur de Frankenstein, avec Elle Fanning (en sortie en France le 8 août), et termine actuellement une comédie romantique pour Netflix : Nappily Ever After avec Sahaa Lathan, où une femme comprend que sa vie rêvée n’est pas celle qu’elle vit au quotidien, puis reviendra en Arabie saoudite en fin d’année pour tourner The Perfect Candidate, premier film à être soutenu par le tout nouveau Saudi Film Council, sur une jeune médecin saoudienne qui va se présenter aux élections municipales. Elle croit fermement dans la capacité du cinéma de contribuer à l’évolution des mentalités. Le régime lui a demandé de participer à l’élaboration de la nouvelle politique culturelle et elle est entrée à cet effet dans le conseil d’administration de la General Culture Authority. L’enjeu est pour elle de développer une industrie nationale pour résister à l’invasion hollywoodienne. De fait, une sélection de neuf courts métrages saoudiens a été projetée au Short Film Corner durant le festival.

Vers des JCC plus professionnels

Les jeunes cinéastes saoudiens se rencontraient à Dubaï mais il leur manquait un lieu de regroupement. L’annulation du festival de Dubaï en 2018, qui devrait ne plus être que biennal pour des raisons de financement, et dont le marché du film jouait un rôle essentiel, sera-t-elle l’occasion rêvée pour l’Arabie saoudite de prendre la place ? Et cela voudra-t-il dire une avancée en solitaire ou un jeu commun avec les autres pays arabes ? Cela changera-t-il la donne pour le festival du Caire qui veut se développer en termes d’industrie en créant les Cairo Industry Days ou pour les Journées cinématographiques de Carthage qui ont la même ambition ? Elles ont toujours souffert de la concurrence des festivals des pays du Golfe aux prix si bien dotés qui leur permettaient d’obtenir l’exclusivité des nouveaux films. Nejib Ayed, directeur général, a présenté lors d’une conférence de presse au pavillon tunisien du village international l’édition 2018 des JCC (3-10 nov.), un festival désormais annuel qui affiche 200 000 billets vendus en une semaine sur 16 salles, ce qui reste chroniquement difficile à gérer mais rassemble à merveille un public essentiellement jeune, une des grandes forces du festival. Il a insisté sur l’importance du réseautage entre les pays du Sud. Un forum latino-arabe prometteur pour le cinéma d’auteur se tiendra d’ailleurs en marge des JCC en alternance avec Mar del Plata (Argentine) pour faciliter les coproductions sud-sud. Les focus 2018 seront ainsi l’Irak, le Sénégal, l’Inde et le Brésil. Alors que le festival du film africain de Louxor tente d’être une plaque tournante entre Afrique et monde arabe, il s’agira aussi pour les JCC de donner davantage de place à l’Afrique, le festival ayant eu tendance à se concentrer sur le monde arabe par le passé. La nouvelle compétition Carthage Ciné-Promesse des films d’écoles de cinéma est ainsi ouverte aux réalisateurs tant africains qu’arabes.

L’inauguration de la Cité de la Culture à Tunis va profiter aux JCC avec six salles de spectacle et la présence de la nouvelle cinémathèque tunisienne finalement dirigée par le cinéaste Hichem Ben Ammar. Les JCC voudraient passer de 20 à 35-40 % de professionnels accrédités et développent à cet effet « Carthage Pro » en cinq volets : bourses aux projets en développement, aide à la finition des films (Takmil), « Carthage Talks – débats sur des sujets d’industrie, une conférence professionnelle qui portera en 2018 sur le tax shelter, des masterclass avec de grands professionnels. Lamia Belkaïed Guiga, déléguée générale, a pour sa part insisté sur le développement de la section documentaire, « le vivier étant énorme ».

Manarat, nouveau festival itinérant en Tunisie

Programmée du 9 au 15 juillet 2018, la première édition de Manarat, Festival du cinéma méditerranéen de Tunisie, se veut, elle aussi, largement ouverte sur la dimension professionnelle pour faciliter les coproductions, avec des rencontres et présentations officielles mais aussi une réunion des CNC européens et de la région Méditerranée. Co-initié par le CNCI de la Tunisie et l’Institut français de Tunisie ainsi que le CNC français, le festival propose une compétition de fictions venant des deux rives de la Méditerranée, avec des projections gratuites sur des plages du littoral tunisien.

Premier pavillon palestinien

Pour la première fois, la Palestine avait un pavillon au village international. Il était organisé par le Palestine Film Institute avec un financement du ministère palestinien de la Culture et du Consulat français à Jérusalem. C’était un important pas en avant pour une nation qui a de grands noms du cinéma comme Michel Khleifi (prix de la critique internationale à Cannes pour Noces en Galilée en 1987), Elia Suleiman (prix du jury en 2002 pour Intervention divine), Hany Abu-Assad (prix du jury en 2013 pour Omar), Raed Andoni (prix du meilleur documentaire à la Berlinale 2017 pour Ghost Hunting) ou Annemarie Jacir (membre du jury Un certain regard où Le Sel de la mer avait été présenté en 2008).

Mohanad Yaqubi, du Palestine Film Institute, indiquait que la Palestine y est plus un sujet qu’un lieu. 20 % des citoyens israéliens sont des Arabes palestiniens. Les cinéastes arabes vivant en Israël sont confrontés à un choix cornélien : utiliser ou non les fonds d’aide israélien au risque d’être rejeté comme un paria par ses pairs mais aussi devoir rester dans le rang. La cinéaste Suha Arraf avait ainsi accepté une subvention du Israeli Film Fund pour son premier film Villa Touma mais reçut l’ordre de rendre les fonds lorsqu’elle inscrivit le film comme palestinien au festival de Venise…

Traversés par les drames politiques et identitaires, vibrants de la détermination des femmes, témoins d’un monde en ébullition, forts de leur langue de communication et des ponts culturels qu’elle autorise, les cinémas arabes s’écrivent au pluriel, dans la richesse de leur extrême diversité, mais s’organisent toujours davantage pour se constituer en industrie.