Zola est passé, avant Chalandon, par le monde des mineurs. Mais Le jour d’avant, c’est, comme dit l’un des personnages, « Germinal robotisé ». Nous sommes en décembre 1974 – et quarante ans après –, un coup de grisou va faire 42 morts à Liévin, dans le Nord de la France. Sorj Chalandon s’intéresse à la quarante-troisième victime, Joseph Flavent, dont le nom n’apparaît nulle part. Son frère Michel tente encore d’obtenir une impossible justice. Ou, à défaut, de venger la mémoire de Joseph. L’hommage aux mineurs est nourri de colère. Et s’articule autour d’un basculement romanesque qui, quand on en a compris le mécanisme, fait basculer le récit dans une autre réalité. Dès les premières pages de votre nouveau roman se manifeste un sens aigu de l’humanité. L’avez-vous cherché plus particulièrement cette fois-ci ? C’est étrange, ce que vous dites, parce que j’ai l’impression d’être dans la continuité des autres livres. Chaque fois, je mets en scène un personnage à qui j’offre quelque chose de moi. Ce que vous ressentez, c’est ce que je suis, ce que je vis. Oui, il y a cette continuité. Mais cela semble plus puissant ici… Peut-être pour une raison toute simple : par rapport à une histoire vraie, la catastrophe de Liévin, je ne suis pas allé puiser dans mon enfance, dans mes souvenirs. Donc, j’ai créé un personnage fictif, Michel Flavent, j’ai créé son frère, Joseph, et je me suis senti moins contraint par des souvenirs propres. Je me suis senti sur quelque chose qui était assez nouveau, un peu étrange, assez effrayant aussi, le pur terrain de la fiction. Je ne suis pas frère de mineur. Mais, en même temps, et cela m’a guidé dans l’écriture du livre, si on me demande ce qu’il y a de moi dans le livre, c’est la colère. J’ai offert ma colère à Michel. Vous avez vécu ces moments-là de près, après la catastrophe du 27 décembre 1974. Comment ? J’étais à Libération depuis un an, j’avais 22 ans, et cette histoire-là m’a fait entrer en colère. J’étais militant, j’étais jeune, mais c’était la première fois que j’avais l’impression d’être confronté véritablement à l’injustice. Vous avez découvert que le grisou avait des complices ? Et ces complices étaient des hommes. Je n’ai plus supporté ce discours qu’on entend : un mineur ne meurt pas, un mineur se sacrifie. Comme un soldat qu’on envoie au front, c’est-à-dire que mourir, pour un mineur, c’est de l’ordre du normal. Cette martyrologie qui nous a été imposée, les mineurs qui sont des gens formidables, qui travaillent et vivent comme des bêtes mais qui meurent comme des héros, ça m’a insupporté. Même si, oui, il y a une fierté d’être mineur. La deuxième chose qui m’a insupporté, c’est le mot de fatalité. Il n’y avait aucune faute de l’homme, c’était la faute de la fatalité. La troisième chose, et j’en aurai fini avec ce qui m’a énervé, c’est que ce n’était pas un drame national. C’était un drame cantonné au Nord-Pas-de-Calais, qui a touché aussi, je sais, des gens en Belgique, parce qu’il y avait eu d’autres drames et que les mineurs n’y sont pas étrangers. Mais qui va rendre hommage à ces 42 hommes ? Est-ce que c’est Valéry Giscard d’Estaing, président de la République française ? Pas du tout. C’est Jacques Chirac, Premier ministre, qui rentre d’Afrique, qui est bronzé, qui dit trois mots et qui s’en va. Il n’a pas le courage d’aller sur le carreau de la mine, il n’a pas le courage de descendre au fond pour voir ce que c’est, la vie de mineur. La France avait détourné les yeux, la mine était morte et la mort des mineurs faisait partie de la mort de la mine. Avez-vous eu la chance de descendre au fond ? Oui, en Angleterre, quand j’ai suivi, dix ans après, en 1984, la grève des mineurs anglais contre Margaret Thatcher. J’ai eu… l’honneur – c’est plus qu’une chance – de prendre place dans un ascenseur grillagé et de descendre. Cela permet-il d’être proche de ce que vivaient les mineurs ? Je ne sais pas si c’est parce que je suis descendu. Je crois que des gens peuvent descendre au fond et en remonter sans que cela les touche. J’ai vu, dans des anciens reportages, des journalistes, un casque sur la tête, avec une condescendance toute parisienne. Ce qui m’a touché, c’est avant la mine, pendant la mine, après la mine, cette fierté, cette colère, cette dignité. Je ne l’ai pas connu ailleurs. Bien sûr que ça existe ailleurs. Mais moi, je l’ai ressenti chez les mineurs anglais en grève et chez les mineurs français en larmes.
Zola est passé, avant Chalandon, par le monde des mineurs. Mais Le jour d’avant, c’est, comme dit l’un des personnages, « Germinal robotisé ». Nous sommes en décembre 1974 – et quarante ans après –, un coup de grisou va faire 42 morts à Liévin, dans le Nord de la France. Sorj Chalandon s’intéresse à la quarante-troisième victime, Joseph Flavent, dont le nom n’apparaît nulle part. Son frère Michel tente encore d’obtenir une impossible justice. Ou, à défaut, de venger la mémoire de Joseph. L’hommage aux mineurs est nourri de colère. Et s’articule autour d’un basculement romanesque qui, quand on en a compris le mécanisme, fait basculer le récit dans une autre réalité. Dès les premières pages de votre nouveau roman se manifeste un sens aigu de l’humanité. L’avez-vous cherché plus particulièrement cette fois-ci ? C’est étrange, ce que vous dites, parce que j’ai l’impression d’être dans la continuité des autres livres. Chaque fois, je mets en scène un personnage à qui j’offre quelque chose de moi. Ce que vous ressentez, c’est ce que je suis, ce que je vis. Oui, il y a cette continuité. Mais cela semble plus puissant ici… Peut-être pour une raison toute simple : par rapport à une histoire vraie, la catastrophe de Liévin, je ne suis pas allé puiser dans mon enfance, dans mes souvenirs. Donc, j’ai créé un personnage fictif, Michel Flavent, j’ai créé son frère, Joseph, et je me suis senti moins contraint par des souvenirs propres. Je me suis senti sur quelque chose qui était assez nouveau, un peu étrange, assez effrayant aussi, le pur terrain de la fiction. Je ne suis pas frère de mineur. Mais, en même temps, et cela m’a guidé dans l’écriture du livre, si on me demande ce qu’il y a de moi dans le livre, c’est la colère. J’ai offert ma colère à Michel. Vous avez vécu ces moments-là de près, après la catastrophe du 27 décembre 1974. Comment ? J’étais à Libération depuis un an, j’avais 22 ans, et cette histoire-là m’a fait entrer en colère. J’étais militant, j’étais jeune, mais c’était la première fois que j’avais l’impression d’être confronté véritablement à l’injustice. Vous avez découvert que le grisou avait des complices ? Et ces complices étaient des hommes. Je n’ai plus supporté ce discours qu’on entend : un mineur ne meurt pas, un mineur se sacrifie. Comme un soldat qu’on envoie au front, c’est-à-dire que mourir, pour un mineur, c’est de l’ordre du normal. Cette martyrologie qui nous a été imposée, les mineurs qui sont des gens formidables, qui travaillent et vivent comme des bêtes mais qui meurent comme des héros, ça m’a insupporté. Même si, oui, il y a une fierté d’être mineur. La deuxième chose qui m’a insupporté, c’est le mot de fatalité. Il n’y avait aucune faute de l’homme, c’était la faute de la fatalité. La troisième chose, et j’en aurai fini avec ce qui m’a énervé, c’est que ce n’était pas un drame national. C’était un drame cantonné au Nord-Pas-de-Calais, qui a touché aussi, je sais, des gens en Belgique, parce qu’il y avait eu d’autres drames et que les mineurs n’y sont pas étrangers. Mais qui va rendre hommage à ces 42 hommes ? Est-ce que c’est Valéry Giscard d’Estaing, président de la République française ? Pas du tout. C’est Jacques Chirac, Premier ministre, qui rentre d’Afrique, qui est bronzé, qui dit trois mots et qui s’en va. Il n’a pas le courage d’aller sur le carreau de la mine, il n’a pas le courage de descendre au fond pour voir ce que c’est, la vie de mineur. La France avait détourné les yeux, la mine était morte et la mort des mineurs faisait partie de la mort de la mine. Avez-vous eu la chance de descendre au fond ? Oui, en Angleterre, quand j’ai suivi, dix ans après, en 1984, la grève des mineurs anglais contre Margaret Thatcher. J’ai eu… l’honneur – c’est plus qu’une chance – de prendre place dans un ascenseur grillagé et de descendre. Cela permet-il d’être proche de ce que vivaient les mineurs ? Je ne sais pas si c’est parce que je suis descendu. Je crois que des gens peuvent descendre au fond et en remonter sans que cela les touche. J’ai vu, dans des anciens reportages, des journalistes, un casque sur la tête, avec une condescendance toute parisienne. Ce qui m’a touché, c’est avant la mine, pendant la mine, après la mine, cette fierté, cette colère, cette dignité. Je ne l’ai pas connu ailleurs. Bien sûr que ça existe ailleurs. Mais moi, je l’ai ressenti chez les mineurs anglais en grève et chez les mineurs français en larmes.