Pas un roman de Sorj Chalandon sans un prix littéraire, ou presque. Les Libraires en Seine se conforment à cette règle non écrite en couronnant, pour cette année 2018, son dernier-né, Le jour d'avant, sur lequel j'avais eu l'occasion de lui poser quelques questions en septembre dernier. Les voici, avec ses réponses.
Zola est passé, avant Chalandon, par le monde des mineurs.
Mais Le jour d’avant, c’est, comme
dit l’un des personnages, « Germinal
robotisé ». Nous sommes en décembre 1974 – et quarante ans après –, un
coup de grisou va faire 42 morts à Liévin, dans le Nord de la France. Sorj
Chalandon s’intéresse à la quarante-troisième victime, Joseph Flavent, dont le
nom n’apparaît nulle part. Son frère Michel tente encore d’obtenir une
impossible justice. Ou, à défaut, de venger la mémoire de Joseph.
L’hommage aux mineurs est nourri de colère. Et s’articule
autour d’un basculement romanesque qui, quand on en a compris le mécanisme,
fait basculer le récit dans une autre réalité.
Dès les premières
pages de votre nouveau roman se manifeste un sens aigu de l’humanité.
L’avez-vous cherché plus particulièrement cette fois-ci ?
C’est étrange, ce que
vous dites, parce que j’ai l’impression d’être dans la continuité des autres
livres. Chaque fois, je mets en scène un personnage à qui j’offre quelque chose
de moi. Ce que vous ressentez, c’est ce que je suis, ce que je vis.
Oui, il y a cette
continuité. Mais cela semble plus puissant ici…
Peut-être pour une raison
toute simple : par rapport à une histoire vraie, la catastrophe de Liévin,
je ne suis pas allé puiser dans mon enfance, dans mes souvenirs. Donc, j’ai
créé un personnage fictif, Michel Flavent, j’ai créé son frère, Joseph, et je
me suis senti moins contraint par des souvenirs propres. Je me suis senti sur
quelque chose qui était assez nouveau, un peu étrange, assez effrayant aussi,
le pur terrain de la fiction. Je ne suis pas frère de mineur. Mais, en même
temps, et cela m’a guidé dans l’écriture du livre, si on me demande ce qu’il y
a de moi dans le livre, c’est la colère. J’ai offert ma colère à Michel.
Vous avez vécu ces
moments-là de près, après la catastrophe du 27 décembre 1974. Comment ?
J’étais à Libération depuis un an, j’avais 22 ans, et cette histoire-là
m’a fait entrer en colère. J’étais militant, j’étais jeune, mais c’était la
première fois que j’avais l’impression d’être confronté véritablement à
l’injustice.
Vous avez découvert
que le grisou avait des complices ?
Et ces complices
étaient des hommes. Je n’ai plus supporté ce discours qu’on entend : un
mineur ne meurt pas, un mineur se sacrifie. Comme un soldat qu’on envoie au
front, c’est-à-dire que mourir, pour un mineur, c’est de l’ordre du normal.
Cette martyrologie qui nous a été imposée, les mineurs qui sont des gens
formidables, qui travaillent et vivent comme des bêtes mais qui meurent comme
des héros, ça m’a insupporté. Même si, oui, il y a une fierté d’être mineur.
La deuxième chose qui
m’a insupporté, c’est le mot de fatalité. Il n’y avait aucune faute de l’homme,
c’était la faute de la fatalité.
La troisième chose, et
j’en aurai fini avec ce qui m’a énervé, c’est que ce n’était pas un drame
national. C’était un drame cantonné au Nord-Pas-de-Calais, qui a touché aussi,
je sais, des gens en Belgique, parce qu’il y avait eu d’autres drames et que
les mineurs n’y sont pas étrangers. Mais qui va rendre hommage à ces 42
hommes ? Est-ce que c’est Valéry Giscard d’Estaing, président de la
République française ? Pas du tout. C’est Jacques Chirac, Premier
ministre, qui rentre d’Afrique, qui est bronzé, qui dit trois mots et qui s’en
va. Il n’a pas le courage d’aller sur le carreau de la mine, il n’a pas le
courage de descendre au fond pour voir ce que c’est, la vie de mineur. La
France avait détourné les yeux, la mine était morte et la mort des mineurs
faisait partie de la mort de la mine.
Avez-vous eu la
chance de descendre au fond ?
Oui, en Angleterre,
quand j’ai suivi, dix ans après, en 1984, la grève des mineurs anglais contre
Margaret Thatcher. J’ai eu… l’honneur – c’est plus qu’une chance – de prendre
place dans un ascenseur grillagé et de descendre.
Cela permet-il d’être
proche de ce que vivaient les mineurs ?
Je ne sais pas si
c’est parce que je suis descendu. Je crois que des gens peuvent descendre au
fond et en remonter sans que cela les touche. J’ai vu, dans des anciens
reportages, des journalistes, un casque sur la tête, avec une condescendance
toute parisienne. Ce qui m’a touché, c’est avant la mine, pendant la mine,
après la mine, cette fierté, cette colère, cette dignité. Je ne l’ai pas connu
ailleurs. Bien sûr que ça existe ailleurs. Mais moi, je l’ai ressenti chez les
mineurs anglais en grève et chez les mineurs français en larmes.