Poésie du samedi, 75
Voici que cette chronique reprend force et vigueur, à la faveur si j’ose dire d’un remue-ménage existentiel qui me fait brasser des tonnes de livres… et parfois redécouvrir des pépites au milieu d’un océan de bouquins qu’il s’agit de sauver du naufrage comme cargaison de navire en perdition. Bref, je dois liquider ma bibliothèque, tâche fastidieuse, fatigante et hautement déprimante. Une consolation surgit parfois sous forme d’un texte tendu comme une main fraternelle. Ainsi de Préhistoire des estuaires, un recueil d’Hubert Nyssen, le papa de notre ministre de la culture, qui fut l’éditeur talentueux que l’on sait mais aussi un poète subtil qui semble avoir sombré dans l’oubli.
Hubert Nyssen livre ici 32 variations sur un thème donné par le Sonnet baroque de Pierre de Marbeuf, dit sonnet à Philis, une pauvre créature grecque antique qui s’est donné la mort après une déception amoureuse. Marbeuf, qui exerçait le métier bucolique de maître des eaux et forêts, se livre ici à une performance littéraire qui infuse amour, mer, mort en une vraie tisane d’amertume existentielle. Une manière de sublimer verbalement les plus ruisselants chagrins d’amour ! Ce sonnet peut sembler un brin maniériste, mais il fallait bien ça pour l’ériger en antidote aux larmes qui pourraient nous dissoudre au moindre naufrage amoureux, au moindre faux-pas marin… « Me voici rembarqué sur la mer amoureuse,
Moi pour qui tant de fois elle fut malheureuse… », reprendra un peu plus tard Jean de La Fontaine…
Dans sa préface, Max-Pol Fouchet écrit d’Hubert Nyssen que « ce poème tombe en lui comme pierre dans l’eau. Aussitôt se produit le phénomène connu des ondes concentriques autour du point de chute. (…) En revanche, la pierre chue descend comme le poids du fil à plomb, droitement à la verticale, vers la profondeur. » On aurait effectivement tort de prendre le poème de Marbeuf pour un exercice littéraire superficiel. Car il nous touche l’âme, la mer, l’amour, l’amer… en une houle qui nous brasse sans fin, au rythme des marées du Midi et du Minuit, et qui nous laisse sur l’estran empêtrés dans les algues de notre désir…
Mais lisez et relisez donc le Marbeuf, suivi de deux variations du Nyssen. Ce n’est pas la mer à boire, quoiqu’un peu amer à lire. Si boire peut sembler facile, il y a parfois loin de la coupe aux lèvres… Et au lieu de la douceur sucrée du breuvage – ou des lèvres – qui endort, on trouve parfois l’amertume qui éveille, petite consolation…
Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage,
Et la mer est amère, et l’amour est amer,
L’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer,
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.
Celui qui craint les eaux qu’il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer,
Qu’il ne se laisse pas à l’amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.
La mère de l’amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l’amour, sa mère sort de l’eau,
Mais l’eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
Si l’eau pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux,
Que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes.
Pierre de Marbeuf (1596-1645).
Ô mer philosophale
dans votre saint ciboire
sont l’amour et la mort
mer à boire comme on prendra l’hostie
soyez ma communion
dans l’amour et la mort
mer salvatrice et miséricordieuse
mer pleine de grâces
bénis soient les fruits de vos entrailles
amour et mort
que votre volonté soit faire car vous recréez chaque nuit
les brebis immolées sur la houle
pour l’écume et le sel
pour l’amour et la mort
vous êtes mer monade
de l’amour de la mort
Plages d’acajou blond hanches superbes que la mer une fois le jour que la mer une fois la nuit vient pourlécher en se hissant sur vous de toutes ses forces ramassées
Déambulatoires crissants que parcourent le soir les amants inquiets pistes opalescentes balisées par des éclats de coquillages
Sable parfois ratissé par la main géante des brise-lames tessiture d’un chant avec le contrepoint des dunes solennelles pyramides laminées préhistoire des estuaires seuil des terres
Vous souvenez-vous encore d’un matin de juin, quand hérissées de pals truffées de pièges et gavées d’explosifs vous avez vu surgir avec les vagues dont vous étiez blasées des péniches gravides hippopotames chaloupes à boucliers s’échouant à quelques brassées de vous ouvrant leurs gueules comme les gros poissons de Breughel et déversant sur vous ah souvenez-vous ces chapelets de fantassin ?
Vous souvenez-vous encore plages substantielles des empreintes que firent ces corps en prière plages élues de leur dernière fête ?
Hubert Nyssen (1925-2011)