A ne lire que par ceux qui apprécient les parallèles acrobatiques et les constructions fragiles.
Jonas : l’histoire complete
Jonas. miniature du Menologion de Basile II (976-1025). Manuscrit – Vat.gr.1613 bibliotheque du Vatican. Rome [1]
Nous nous sommes jusqu’ici concentrés, dans le livre de Jonas, sur l’épisode de la calebasse (voir 5 Apologie de la Traduction). Il nous faut maintenant raconter l’histoire complète qui, comme le montre cette miniature, se compose de deux parties symétriques.
Dans la baleine (Jonas 1-3)
Alors que Dieu lui avait commandé d’aller reprocher leur méchanceté aux païens de Ninive, Jonas se dérobe et s’enfuit en bateau. Dieu déclenche une tempête, Jonas se dénonce aux matelots et est jeté à l’eau pour calmer les flots. Après trois jours et trois nuits de repentance dans le ventre de la baleine, il est rejeté sur la côte. Il part à Ninive et, en menaçant ses habitants d’une destruction totale sous quarante jours, il les remet dans le droit chemin, et Dieu renonce à les punir.
Sous le ricin (Jonas 4)
Quelque peu jusqu’au-boutiste, l’ex-rebelle se plaint de la clémence de Dieu vis à vis des ex-païens. Dieu fait alors pousser en une journée un ricin pour abriter Jonas, qui souffre du soleil brûlant ; puis il le détruit tout aussi rapidement par la piqûre d’un ver, faisant ainsi sentir au prophète, qui souffre d’avoir perdu sa plante verte, combien plus douloureuse aurait été pour lui, Dieu, la perte des cent vint mille Ninivites.
Des transformations accélérées
Derrière les images fabuleuses (la baleine, le vent brûlant, le ricin , le ver), la narration expose, de manière très structurée, une suite de transformations.
- 1) Jonas, en trois jours sous-marins, se repent et subit une transformation positive, de la rébellion à la soumission ;
- 2) Il menace les Ninivites, sous quarante jours, de la transformation négative maximale : la destruction ;
- 3) Les Ninivites se repentent, effectuant la même transformation positive que Jonas
Première moralité : se repentir évite d’être détruit.
La seconde moitié de l’histoire développe ce qu’est la destruction, à laquelle aussi bien Jonas que les Ninivites ont échappé.
- 4) En faisant pousser le ricin-parasol, Dieu soulage Jonas du soleil brûlant (transformation positive).
- 5) Puis il fait au ricin ce qu’il a évité à la ville (transformation négative maximale : la destruction).
- 6) Jonas ressent alors dans sa chair la souffrance de la destruction (transformation négative limitée).
Jonas comme Jésus
Ce parallèle remonte à l’Evangile de Matthieu
«Comme Jonas fut dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits» Mt 12,40
Armoiries du réformateur Justus Jonas, registres paroissiaux de l’Université d’ Erfurt
Il est très courant de voir représentés ensemble ces deux épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Dans cette miniature amusante, l’illustrateur a rajouté sur le dos du cétacé. un marin qui fait fondre la graisse.
Au delà des différences évidentes, le point commun est qu’un « héros », parce qu’il a subi une épreuve qui le retranche du monde des vivants, acquiert un pouvoir de transformation positive sur autrui.
Des parallèles troublants
Nous entrons ici dans le domaine des conjectures, qu’aucun texte ne vient étayer.
Le paradigme du « prisonnier libérateur » s’applique à Saint Jérôme : c’est parce qu’il s’est exilé durant quatre ans dans le désert qu’il est devenu capable de débarrasser les textes de leurs erreurs de traduction (et métaphoriquement de ses épines le lion souffrant).
L’Alchimie propose un schéma équivalent : c’est parce que la Pierre philosophale a été scellée et isolée du monde dans l’Oeuf philosophal qu’elle a acquis le pouvoir de « guérir » les métaux malades.
Conversion (pour Jonas), Rédemption (pour Jésus), Correction (pour Saint Jérôme), Transmutation (pour l’Alchimiste) : Dürer aurait-il poussé ses réflexions jusque là ? Nous n’en aurons jamais la preuve.
Nous allons néanmoins proposer une interprétation alchimique du Saint Jérôme, sur la base de notre grille de lecture, en commençant par présenter quatre arguments qui militent en faveur de cette possibilité.
Vers une interprétation alchimique
Une postérité alchimique
L’illustrateur du Splendor Solis s’en est inspiré quinze ans plus tard, pour illustrer une phase de l’Oeuvre III, en recopiant l’étude du Saint avec bon nombre de ses objets (cet argument a été analysé en détail dans 6 La cucurbite de l’Alchimiste).
De A à AD
Si Melencolia Prima est bien consacrée à la lettre A et à l’Oeuvre I, il serait logique que la gravure de Saint Jérôme, construite comme nous l’avons vu à la gloire du monogramme AD, héberge, en quatre phases de A à D, une sorte d‘abrégé du Grand Oeuvre.
Des opposés qui s’imbriquent
Le Mercure et le Soufre
Traité de l’Azoth, 1613, Basile Valentin
L’insistance sur les D noirs et D blancs qui s’affrontent ou s’imbriquent – que nous avions noté dans 1 L’ABCD de Saint Jérôme sans pouvoir l’expliquer – prend, dans l’optique dualiste de l’Alchimie de l’époque, un côté Yin et Yang qui n’est pas sans évoquer la relation entre les deux Principes du Mercure et du Soufre, représentés ici par le Dragon (le Volatil) dévoré par le Lion (le Fixe).
A gauche, le Chien en forme de croissant se réplique dans le D blanc de la Table, dans la barbe, l’étole et l’auréole de Saint Jérôme, ainsi que dans les deux D du sablier : nous partirons de l’hypothèse que tous évoquent le Mercure, principe lunaire dont la couleur est le Blanc.
A droite, de part et d’autre de l’ombre quadrupède, une parenté de posture unit le Lion et Saint Jérôme dont les mains serrent le pupitre comme des griffes, sous sa cape et son galero cardinalice : partons de l’hypothèse que tous évoquent le Soufre, principe solaire dont la couleur est le Rouge et dont le Lion est, dans les illustrations alchimiques, un des symboles les plus courants.
Mélange parfaitement équilibré de Blanc et de Rouge, Saint Jérôme en cardinal apparaît comme un candidat parfait pour illustrer la synthèse philosophale tout autant que la devise de l’alchimiste, Ora et Labora (Prie et Travaille). Seul son statut d’officiel de l’Eglise a dans doute retenu les auteurs et illustrateurs alchimiques d’utiliser ouvertement son image.
Des symboles alchimiques reconnaissables
Très présent dans les illustrations alchimiques, le crâne représente la putréfaction, ou bien les résidus à rejeter. La croix quant à elle est un symbole du creuset (voir 7.3 A Noir ). Ainsi la ligne qui, dans une optique chrétienne, fait voir à Saint Jérôme le crâne d’Adam derrière la tête du Christ (flèche bleue) peut s’interpréter, dans un sens alchimique, comme le « caput mortiis« , la scorie qui apparaît en haut du creuset lors de la « crucifixion » que constitue l’oeuvre I.
Le sablier et le chien (en vert) sont deux éléments de Melencolia I qui se retrouvent ici à la même place relative : rappelons que dans le contexte de l’Oeuvre I, nous les avions interprétés comme le Sel double, et le Mercure en cours de fixation.
Clé II
Les douze clefs de philosophie de frère Basile Valentin, traictant de médecine métalique (Édtion de Michael Maier, 1628)
Le passage du lévrier au chien domestique fait penser, toutes proportions gardées, au passage des grandes ailles aux petites ailes indiquant ici la perte de volatilité du Mercure.
Ajoutons que les deux écritoires, celui de la fenêtre et celui de la table, sont aussi dans les mêmes positions relatives que la tablette de l’angelot et le livre de la Mélancolie, lesquels représentaient, toujours selon notre interprétation, deux états de la Matière Première durant sa purification dans l’Oeuvre I.
Tout se passe comme si le Saint écrivant (« fixant ») constituait une forme augmentée de l’Angelot, autrement dit du Soufre.
La « cucurbite », objet totalement original qui n’a été conservé dans aucun autre des innombrables Saint Jérôme inspirés de la gravure de Dürer, pouvait être à l’époque immédiatement reconnaissable comme une allusion soit à l’instrument, soit à « l »oeuf philosophique » dont la coction constitue l’Oeuvre III
Le lion, symbole en général du Soufre et du Fixe, intervient également dans les dernières étapes du Grand Oeuvre : par association avec les habits du cardinal, il s’agirait ici du Lion Rouge.
Le chapeau de cardinal, rouge avec ses glands dorés, quelque chose d’à la fois fixe et mobile qui se place à la surface et qu’on attrape par un fil, transpose assez bien la symbolique habituelle de la « pêche au rebis », et du « couronnement du petit Roi » dans l’oeuvre II, telle qu’elle est illustrée par exemple dans le Splendor Solis.
Comme dans ce dernier, les deux fioles fermées au dessus de la porte du tabernacle pourraient représenter les deux élixirs préparés dans l’Oeuvre III, qui permettent de « réincruder » les sept métaux, ici représentés par les sept lettres ouvertes par le ciseau.
« Eadem mutata resurgo ». Tombe du mathématicien Bernouilli, 1705 [3].
Enfin la spirale, figure de croissance, de répétition et d’éternité (car elle se modifie en restant semblable à elle -même ) illustre assez bien à la fois le mode opératoire (réitérations, augmentation de poids) et le résultat (pierre philosophale) de l’Oeuvre III.
De manière générale, la lecture de gauche à droite est cohérente avec la progression alchimique, de l’Oeuvre I à l’Oeuvre III.
Une interprétation alchimique d’ensemble
Sans autre commentaires, voici une interprétation possible dans laquelle le thème de la « Transmutation » se superpose comme un gant – grâce à tous les parallélismes déjà notés – à celui de la « Traduction ».
Deux instantanés de la lumière
Melencolia I montrait un instant unique, celui de l’apparition :
- dans le ciel évangélique, de l’Etoile de Noël qui annonce la naissance du Christ ;
- dans le microscosme alchimique, de l’Etoile du Régule qui signe la fin de l’Oeuvre I (voir 7.5 Le Régule Martial Etoilé)
La gravure de Saint Jérôme montre également un moment privilégié : celui où le soleil projette l’ombre de la croix sur la paroi de la fenêtre, au milieu de reflets fautifs :
- dans l’interprétation religieuse : Dieu rappelle à la fois le péché originel de l’Homme et le moyen de sa rédemption (la croix) ;
- dans l’interprétation alchimique : Dieu rappelle à la fois la corruption de la matière première et le moyen de sa rédemption (le creuset).
A l’apparition inaugurale d’une lumière extraordinaire, s’oppose la réitération quotidienne d’une commémoration.
Le Saint (ou l’Adepte) n’ont pas besoin de voir ce rappel : par le chapelet de la prière (ORA), par la balayette du travail (LABORA), ils ont maîtrisé et intériorisé le cycle de La Re-Création, celui de la Traduction, celui de la Transmutation.
C’est en revanche à l’intention du Mort (et du Spectateur profane planté sur le seuil) que tous les jours de toutes les semaines, Dieu réitère son signe cruciforme : il lui montre, au delà des symboles funéraires (la croix d’ombre, le goupillon, le sablier) trois symboles circulaires de l’Espérance : la chapeau de gloire, la calebasse de Jonas et des pèlerins, et la spirale de l’Eternité.
[3] Il n’y pas de trace de cette formule auparavant, mais l’association de la spirale avec la permanence est immémoriale. A cause de sa forme, mais aussi à cause de l’escargot qui hiberne dans sa coquille : les premiers chrétiens en posaient dans les sarcophages comme symbole de la résurrection et de l’immortalité de l’âme.
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