L’homme de Grand Soleil est un livre très dialogué où rocaille l'accent québécois. Est-ce un roman pour autant ? Sa forme ressemble davantage à un journal de bord et au moment de le refermer j'ai le sentiment d'avoir eu un conte entre les mains, ce qui est loin d'être un reproche.
Sans doute parce que la lecture est scandée par l'hymne grégorienne la plus célèbre qui découpe le texte en trois époques. Veni, creator Spiritus est la première. C'est le titre de l'oeuvre et elle signifie Viens Saint Esprit Créateur, ce qui est tout à fait d'actualité à quelques jours de la commémoration de la Pentecôte. Quiconque a un fond de culture catholique la reconnaitra dès les premières notes.
La deuxième partie, Mentes tuorum visita, est aussi la deuxième ligne de l'hymne et Imple superna gratia, la troisième et dernière.
On remarque souvent des locutions latines, par exemple In cauda venenum. L'allusion à Adam et Eve est nette page 102. Les propos à connotation religieuse, catholique mais pas que, ponctuent le récit. Le respect du Shabbat par son voisin est une sévère contrainte (p. 26) et il a bien de la chance que le médecin ne se soit pas converti car sinon qui effectuerait les tâches qu'il s'interdit de faire ce jour-là ? Les fanatiques ne sont jamais à une contradiction près, et tout est prétexte à Jacques Gaubil pour le souligner.
L'auteur a un sens de l'humour très fin. Il en faut pour donner à son personnage principal la profession de médecin et l'affubler du patronyme de Leboucher. Le village où il se rend régulièrement se situe au nord du Québec, à l'endroit exact où l'immense forêt boréale canadienne a capitulé. La communauté est composée d'une quarantaine de maisons en bois, rouges ou blanches dans un sol gruyère avec des trous remplis d'eau. Nous sommes à Grand Soleil qui, comme son nom ne l'indique pas, est une région de grand froid et qui n'existe sur aucune carte (une de mes amies, québécoise, m'assure qu'il a été inventé pour l'occasion). Personnellement cela me réjouit que tout ait pu avoir été construit parce que l'histoire serait trop troublante si elle était authentique.
Le médecin est chargé de suivre une communauté dans le Grand Nord et quitte tous les mois le confort de Montréal, et arpenter ce vide (de Grand Soleil) pour soigner ceux dont la boussole est cassée, dans une terre encore plus au nord qu'on ne peut l'imaginer. Un jour il y fait deux découvertes extraordinaires : l’un de ses patients a un ADN qui n’est pas humain (on appréciera son nom de Cléophas qui étymologiquement renvoie à la notion de gloire et de célébrité) et la bibliothèque renferme un ouvrage de valeur inestimable.
Alors que jusque là notre homme s'était tu sur ce qu'il y voyait, estimant qu'il valait mieux ne rien raconter de cette communauté dont on saura (p. 224) qu'ils ont du fuir de l'Ariège, en s'enfonçant toujours plus au nord.(...) si n'était pas porteur d'une malédiction, fut surnommé le Juif Errant., cette rencontre exceptionnelle le fera changer d'avis.
Homo sapiens se rendit vite compte qu'il venait de perdre sa singularité. Il n'est plus unique (p. 157). Il va craindre d'être désormais considéré comme une sous-espèce de la branche des hominidés.
Au-delà de ce scénario, on appréciera la description de l'endroit et des relations entre les habitants. J'ai retrouvé avec frisson le mot "frette" que je connaissais déjà : megasuperlatif de froid (p.73) il ne fait pas froid, il fait frette. On comprend qu'il ne faille pas confondre Grand Soleil avec Courchevel (p. 93). Avec le vent la température ressentie est en dessous de moins cinquante. Quiconque tomberait dans la neige se métamorphoserait en Christ des carnassiers écrit l'auteur p. 29. Vous noterez l'allusion biblique qui me laisse penser que ce roman est bien un conte.
On apprend que le Canada a trouvé une solution pour résoudre la question des déserts médicaux. On y envoie ce qu'on appelle un "médecin voyageur", en profitant de la précarité de sa situation. Puisque son diplôme était par chance pour l'administration "sans équivalence" notre homme était tout désigné pour être éligible à la fonction.
Jacques Gaubil est plutôt caustique envers le système de santé canadien. A Montréal, dans le quartier chic d'Outremont, ses clients vénèrent ses pilules comme des hosties (p. 21, encore une référence religieuse) et son métier consiste à leur dire que tout va bien.
L'auteur ne se prive pas de critiquer Donald Trump qui en prend pour son grade (p.49 et suivantes). Par moment le roman en deviendrait presque un pamphlet politique. C'est en tout cas une critique sévère des choix de vie de notre société, se pensant évoluée parce qu'elle a inventé la géolocalisation et parce qu'elle a réussi à uniformiser les modes de vie à tel point que (p. 184) même là-bas les maisons sont équipées de réfrigérateur. Il reprend la phrase de Tim Cook le patron d'Apple (p. 244) : nous allons vous donner des choses sans lesquelles vous ne pourrez pas vivre, mais dont vous ne ressentez pas le besoin aujourd'hui. Et c'est avec ironie qu'il affirme que le monde change : les taxis deviennent bienveillants, la concurrence d'Über porte ses fruits. La compétition fait naitre la peur (p. 83).
On remarque aussi énormément de digressions, par exemple sur le tourisme de masse qui est tout sauf du voyage, son propre séjour à Cuba, l'architecture d'un supermarché (p. 57) dont le parking de goudron noir fait penser à une catastrophe écologique ou (p. 52) sur les femmes et leurs chaussures pour lesquelles la beauté prime sur l'effort car ce sont d'authentiques chrétiennes préoccupées davantage par le bonheur des autres que par leur propre bien-être. C'est presque obsessionnel chez l'auteur qui revient sur le sujet des baskets en de multiples occasions (p. 101).
Le roman est émaillé de nombreuses citations littéraires et il aurait gagné à être enrichi d'un index. Je retiens la définition d'Einstein (p. 102) : la folie, c'est de faire toujours la même chose et de s'attendre à un résultat différent.
Le moins qu'on puisse dire est qu'il en émane un humour particulier : si tu veux tu peux venir à une manifestation anti-trump. Sa définition de la collation est drôlissime : toute nourriture qui colle aux gencives (p. 73).
Le sujet principal reste néanmoins sérieux et se résume en un regret : La supériorité des hommes modernes sur les hommes préhistoriques ne provient pas de leur civilité, mais de leur sauvagerie. Bien entendu il fait comprendre le contraire : L'homme de Grand soleil est plus civilisé que nous. Il a sauvegardé le premier livre, sa conversation surpasse la nôtre, il a maintenu une forme de pudeur et de grandeur (p. 242 )
L'auteur nous interroge sur nos origines en posant la fatidique question : Qui suis-je ? Et sans cesser de brouiller les cartes même lorsqu'il évoque ce qu'on pourrait penser de son roman : je suis médecin, je n'ai aucune imagination. (...) j'aurais pu vivifier mes phrases et ambitionner un prix littéraire mais au lieu de cela, j'ai refusé de mentir. Ils sont légion les écrivains qui vous racontent des histoires. (...) Je n'ai pas choisi de vivre les évènements qui me sont arrivés, ils m'ont été imposés. (...) je ne fais pas de littérature (...) Ça fait quinze ans que je porte la vie à bout de bras, ne venez pas me parler de légèreté (p. 126).
Il termine sur la promesse d'une catastrophe climatique. Espérons qu'il s'agit toujours d'une métaphore ...
On ne sait pas grand chose de l'auteur. Jacques Gaubil est un Franco-canadien de 50 ans. Il a vécu et travaillé dans divers pays européens, en Corée du Sud, en Egypte et aux Etats-Unis avant de s’établir à Montréal. L’homme de Grand Soleil est son premier roman. J'ai fait sa connaissance dans le cadre des 68 premières fois.
L’homme de Grand Soleil de Jacques Gaubil chez Paul & Mike Éditions, en librairie depuis janvier 2018