Suite à la lecture du manuscrit de « Tamata et l’alliance » (paru en 1993 chez Arthaud)
Le 17 février 1988
Cher Bernard Moitessier,
Votre manuscrit, ce serait peu de dire que je l’ai lu :
je l’ai lu, je le mache et le remache, comme lorsque m’arrivait, en prison, un
morceau de vrai pain, celui qui fait chaud dans les veines et vous refait
sentir vos racines avec la vie.
Cet univers d’enfant que vous portez en vous, où tout parle,
se parle, et vous parle…Ce n’est pas seulement avec Xaï que vous parlez « de
l’intérieur »…Cette connivence, cette fraternité avec la forêt et l’écureuil,
avec la mer et ses dauphins, les yeux de la pirogue et les crabes transparents,
le « bonheur de la terre » qui pousse en vous, par vos pieds, [illisible]pareils
à des racines.
Dans vos pages, comme chez vous vendredi dernier, j’entends
le chant d’univers, secret perdu pour qui n’a vécu que dans dans des maisons de
pierre.
L’univers devenu notre corps indivisible, que vous rendez
présent : «nage seulement dans ce nuage, où ton corps se transforme
en danse de l’eau», et l’on devient la fibre, et l’on entre dans la fente pour
calfater.
Et ce sentiment que «nous participons ensemble à un acte
créateur», que nous vivons la naissance ou la révélation d’un dieu chaque fois
qu’un effort nous tire un peu plus haut que nous-même…comme le fruit devient «sacré» pour
l’enfant qu’il appelle à dépasser sa force et sa mort, à la pointe du cocotier.
Ce monde où les dieux sont là, pas comme ceux d’Homère pour
regarder du dehors nos combats, mais pour y participer…L’alliance avec eux pour
«vivre autrement».
Je garde cette image de vous, simulant le macaque au doigt
pointé vers là-haut, où passent les dieux, ce sautillement, ce cri, et vos
pieds vous tirant sur leurs racines.
Votre vie et votre livre réveillent «le secret de ces choses
qu’on fait naître de rien en regardant l’essentiel».
Comment le dire autrement qu’avec vos mots ? Votre
écriture est autre chose qu’un style : une manière de vivre. La
toucher ou la retoucher serait la faire mentir. Mr Bernard Moitessier est tout
d’une pièce ; il ne se négocie pas, il ne se livre pas (sauf lorsqu’il le
fait lui-même comme dans votre deuxième Version du Prologue). Il est là, en
bloc, comme l’Himalaya, à prendre où à laisser.