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(Note de lecture) Dahlia Ravikovitch, "Même pour des milliers d'années", par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé

Dahlia RavikovitchLes années ont une manière de creuser
de mystérieux et secrets changements,
il lui est facile de s'en rappeler.
Elle eut de grands jours.
Dommage que si proche de la fin
elle ait perdu soudain la capacité
de renoncer à la vie
(p. 63)
J'aime la parfaite clarté de Dahlia Ravikovitch (1936-2005) ; qui veut bien n'entrer là qu'avec son cœur sera chez lui. Elle ne dresse aucun obstacle inutile. Pas de paravent où soulager sa médiocrité ; pas de recoin secret où se refaire une agressivité. Elle nous laisse examiner le monde tel qu'exactement elle l'a compris. Les rares fois où elle se repose et s'assied, c'est qu'elle vient de faire le maximum (toréer pour nous le Minotaure, expliquer à la mère inconsolable qu'au moins on ne pourra pas retuer son enfant, justifier ses divorces successifs en montrant que ses maris n'avaient rien épousé de réel en elle), et l'on sait que la poésie ne pourra pas davantage. La clarté est le devoir de se voir quelconque, puisque le rideau tombe sans appel et indistinctement sur nous :
Pas d'histoire sur une possible rédemption,
il voyait sa vie telle qu'elle se traînait
étalée devant lui et se rétrécir,
aussi ordinaire qu'un bocal de légumes aigres,
jusqu'à la mort naturelle soudaine ou retardée
(p. 77)
J'aime sa franche modération ; elle se méfie, - pour nous rester supportable et utile – de ses propres excès. Elle ne peint très noir que dans la nuit, pour s'y confondre. Elle insonorise les murs sur lesquels elle se cogne la tête, calfeutre volontiers les portes qu'elle claque, mettrait perruque, poudre rose et lunettes à son propre masque mortuaire pour n'indisposer ni ciel ni terre. Tempérance, par politesse, d'une puissance d'aimer qui avoue à autrui son usuelle étroitesse, et, à elle-même, sa triste folie :
Aimons-nous nos amis ?
Nous ne les aimons pas vraiment.
Et nos enfants ?
S'il nous arrive de les aimer,
c'est pour la plupart dans une mesure limitée
comme l'oranger aime l'orange,
d'où un grand nombre de malentendus  (…)
Au mieux, nous nous aimons avec dévotion
entièrement attentifs à nous-mêmes.
Comme il y a quelques mois
lorsque nos corps ont été saisis
par un fort désir
de nous jeter du toit
(p. 64)
J'aime aussi sa lucidité morale et politique. Pas le moindre masochisme : elle n'entretient pas sa souffrance parce qu'elle voit bien qu'aucune douleur ne s'aime elle-même, et chacune ne prend toute la place que par défaut. Pas la moindre complaisance patriotique : quand le Peuple Élu déraille, Dieu même vote blanc ; le propre des guerres justes (suggère-t-elle en évoquant les massacres de Sabra et Chatila) est de ne pas le demeurer longtemps ; la vie éternelle des uns se paye de vie laissée-pour-compte en d'autres. Pas non plus de complaisance personnelle : elle avoue que ce qui la conforte et justifie, elle ne veut pas le partager ; et ce qui l'expulse et la libère d'elle-même, elle ne peut pas le partager.
et ce qui ne sort pas de la maison,
se flétrira rapidement comme un papillon de nuit
sans que personne le garde
et le protège,
et lui accorde la moindre valeur ou le volume
d'une poterie brisée 
(p. 78)
Elle est donc logiquement seule. Son honnêteté n'est jamais à contre-emploi : quand se plaindre aggraverait le malheur qui nous mécontente, elle se tait. Et elle ne cache jamais le prix réel de continuer la vie : devoir transiger avec ce qui demain nous empêchera de vivre, risquer de ne pouvoir plus décoller ses mains des ressources mortelles etc.
Un homme affamé
ou incertain
fera des compromis,
ou des choses
dont il n'a jamais rêvé
de sa vie.
Soudain il se tord le dos,
qu'a-t-il fait à son dos
pour être si courbé ?
La perte de la fierté.
Et son sourire se fige
il voit ses mains souillées,
à toucher des objets humides
auxquels il ne peut échapper
(p. 87)
Le génie poétique de Dahlia Ravikovitch est joyeusement évident, et d'activité pourtant insaisissable. En peinture, en musique, en théâtre, on s'explique souvent à peu près l'excellence ; en poésie, quand elle est là, il n'y a que des miracles, si insaisissables qu'on la dirait faite exclusivement de succès d'emprunt. Quand une peinture marche, c'est que des formes colorées font voir, les unes par les autres, ce qui les pense ensemble. Pour une musique, des événements sonores se font produire les uns aux autres ce qu'ils dansent ensemble. Au théâtre, des personnages se font dire les uns aux autres ce qu'ils ont à faire ou défaire. Mais en poésie, ce qui fait mouche évoque des tableaux sans formes colorées, des mélodies sans événements, des scènes sans personnages – un déroutant absolu sans ses moyens d'existence. C'est comme si l'esprit pouvait vivre directement, ou une simple strophe transporter directement des millions de cerveaux les uns dans les autres.
Une petite bergère et son troupeau de brebis
noires
surgissent soudainement
d'une tente invisible.
Cette jeune fille ne finira pas le jour,
dans le pâturage. (…)
La petite, ses yeux sont sortis de leurs orbites,
la bouche sèche comme l'argile
quand une main forte lui a saisi les cheveux et l'a serrée
sans un soupçon de compassion
(p. 86)  
J'aime enfin chez elle ce que je n'arrive même pas à nommer correctement : des intuitions inattaquables, des sortes de confidences fulgurantes. Une espèce de bon sens angélique, qui foudroie, jette à terre et aussitôt ressuscite tout ce qui en nous, justement, manque de sens, de transitivité, d'envergure transmissible : Dahlia tape sèchement sur les doigts qui allaient applaudir, et, en même temps, elle obtient follement de nos raisons de nous battre qu'elles tombent dans les bras les unes des autres. Comme ici (p. 51) : le désaccord qu'elle et son amoureux ont sur l'avenir vient d'une simple phrase qu'il ne sait pas formuler, de la seule déclaration qu'elle rêve d'entendre : « Je veux ton bien à venir » ! Ou là (p. 40) : nous ne jugeons si sévèrement Narcisse que faute de comprendre que ce qu'il aime dans son reflet, c'est que celui-ci soit fait de ... rivière. Ou ailleurs (p. 91), quand elle assène que, si la guerre suspend logiquement nos difficultés à vivre en paix, elle ne les règle pourtant jamais. Là encore (p. 37), quand elle explique à son homme sa jalousie d'amante par, en lui, un très baroque devoir d'être aimé !
Qui veut partager la lumière
la lumière est à lui.
Et tout homme sera libre comme l'oiseau migrateur
d'aller et de venir,
à l'exception d'un seul
qui m'appartient
.
Ici, comme partout dans ces pages, notre poète se formule aussi précisément et littéralement tout ce qu'elle espère pour n'en être pas dupe. Et (« J'ai laissé des dettes un peu partout/peut-être voudras-tu les solder »?) elle ne nous veut jamais dupes de ce qu'elle inspire. Merci à Michel Eckhard Elial (et à Sabine Huynh) de nous ménager cet accès parfait au royaume d'efforts pertinents d'une vie.
Marc Wetzel

Dahlia Ravikovitch, Même pour des milliers d'années, traduit de l'hébreu par Michel Eckhard Elial, postface de Sabine Huynh, Éditions Bruno Doucey, 2018, 120 p., 14,50€.


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