En mars 2002, j’écrivais ce texte sur la proximité des vacances :
Les vacances sont des jours d’entre-temps par excellence. Dans bien des domaines, je pense que le retour à l’enfance, même inconscient, est une des composantes du bonheur. Ainsi, en étudiant l’histoire, mais aussi la place du chocolat dans notre vie et ses implications psychologiques, j’y ai trouvé la preuve que son rôle antidépresseur venait bien de souvenirs d’enfance, lorsque cette nourriture des dieux était liée au plaisir, celui de la récréation, celui des fêtes de famille, celui des desserts, etc. « C’était le temps où l’on recevait dix sous de sa famille, par semaine, afin d’acheter chez le concierge du bahut, des suçons ou du chocolat. » écrit avec nostalgie Joris-Karl Huysmans en 1881 dans « En ménage».
Pour les vacances il en va sans doute de même. Quelques séquences, quelques images, quelque voix disparue et le miracle s’accomplit : nous effaçons d’un seul coup des années, des décennies, pour revivre un court instant de bonheur. C’est la barrière poussée d’un verger d’Ardenne et la traversée des hautes herbes jusqu’au prunier, les branches alourdies de ses diamants violets. C’est l’émerveillement et l’excitation lorsque nous tâchions d’apercevoir derrière la vitre de la voiture ou celle du compartiment du train la première dune de sable en se rendant à la mer. C’est le frisson lors du rassemblement matinal du camp scout, le drapeau claquant au vent, avec en soi une telle envie de se surpasser, de devenir quelqu’un de bien. C’est la magie du premier hôtel où il ne fallait pas faire son lit ni débarrasser la table. C’est tour à tour l’odeur de la locomotive à vapeur et celle plus confortable de l’essence de la voiture. C’est même celle du tram coloré et bringuebalant entre la gare du Midi (qui nous amenait de province) et celle du Nord (qui nous emmenait en vacances) avant la jonction. Peut-être est cela le paradis perdu ? Ces moments de grâce qui traînent dans notre mémoire. Ils ne se veulent pas nécessairement nostalgie et regret mais bien assistance, car ces moments enduisent alors nos blessures actuelles d’un baume qui nous les font supporter.
Pourquoi avons-nous besoin de vacances ? La réponse semble évidente : pour se reposer, pour souffler, pour reprendre des forces, pour se distraire. Certains y voient bien plus : « Dans la vie civilisée actuelle, de vastes institutions concernent la pensée magique, mais sont cachées par des concepts utilitaires qui les justifient indirectement; ce sont en particulier les congés, les fêtes, les vacances, qui compensent par leur charge magique la perte de pouvoir magique que la vie urbaine civilisée impose. Les dates fériées sont relatives aux moments privilégiés du temps; parfois, il peut exister une rencontre entre les moments singuliers et les points singuliers. » C’est une notation de Gilbert Simondon dans «Du mode d’existence des objets techniques ». Soit !
Et les vacances peuvent aussi être des retrouvailles ; celles des personnes, comme les parents, la famille que nous côtoyons dans des rôles différents le reste de l’année et qui se dévoilent, qui se rapprochent. Comment oublier mon père me racontant sa vision de la création de l’univers le long d’un ruisseau du côté d’Awenne et de Mirwart entre Grupont et Saint-Hubert ! Je revois avec une précision incroyable la terre bleue et les pierres plates et usées sous l’eau claire et je sens encore sous mes sandalettes l’élasticité du sol recouvert d’aiguilles de pins !
Mais les retrouvailles peuvent aussi se faire avec la nature et avec le temps, qui s’écoule forcément à un rythme différent. La première bande dessinée lue devant un feu de bûches, les bottes enfilées pour braver la pluie, tous ces faits se déroulent à une autre cadence, un temps qui est entre-temps, qui n’est régi par aucune obligation extérieure. Et pourtant cette période heureuse a une fin. Souvent elle vient à point, miraculeusement : avec l’envie de retrouver sa chambre, ses livres, ses copains, ses habitudes ; avec même celle de retrouver l’école et le parfum de la craie, du cartable, du bois aussi, sur lequel des professeurs bénévoles ont appliqué une nouvelle couche de vernis. Cette odeur de neuf qui nous donne tous les courages, comme après une confession. Pour nous souvenir du paradis perdu, certains emportent alors un morceau de branche, des photos, un dessin maladroit, une pierre ciselée par le temps, d’autres font un geste qui marquera leur mémoire. Ce sera une caresse à un chien qui reste à l’hôtel auprès de ses maîtres ou un dernier tour du village, une larme au bord des cils…
Dans son bloc-notes, François Mauriac a cette confidence : « Je serais encore capable de ce geste puéril du dernier jour des vacances, qui me faisait appuyer les lèvres sur certains arbres préférés. »