Le Mystère Jacques Audiard – Le bonbon flingueur

Par Julien Leray @Hallu_Cine

D’Audiard, il n’y en eut d’abord que pour le père. Dialoguiste brillant, dont les bons mots et les saillies souvent bien senties auront fait les belles heures de nombreux classiques (Les Tontons Flingueurs, Les Barbouzes, Cent Mille Dollars Au Soleil), Michel Audiard fait désormais partie du patrimoine du cinéma populaire français. Bien que raillé à l’époque par La Nouvelle Vague, le nom d’Audiard résonne avec monstre sacré, qui aura profondément marqué de sa plume la production hexagonale des années soixante et soixante-dix. Une gageure, dans pareil contexte et avec pareille ascendance, d’exister artistiquement sans être constamment comparé. C’est pourtant ce qu’a réussi à accomplir Jacques Audiard, son fils cadet qui, à la faveur d’une filmographie aussi riche qu’à la fois accessible et exigeante, a fini par asseoir et légitimer son statut d’auteur à part entière.

D’Audiard, c’est donc maintenant à Jacques d’être couvert de lauriers. Récompensé d’un César du meilleur réalisateur en 2006 pour De battre mon cœur s’est arrêté, et en 2010 pour Un Prophète, consacré d’une Palme d’Or à Cannes en 2015 avec Dheepan, le travail de Jacques Audiard trouve un écho certain auprès de la critique, mais aussi de manière notable auprès du grand public. Des films d’auteur, oui, mais conçus pour être vus. Plus que compris, ils sont faits pour être éprouvés et vécus. Cette capacité d’immersion du spectateur, davantage encore que par les thématiques, s’ancre d’abord et avant tout sur des personnages complexes, crédibles, l’humanité à vif, les failles à nue. S’y identifier, malgré leur statut de marginaux ou d’exclus, devient alors presque une évidence, tant ce qui les meut, ce qui motive leurs actes, l’empathie en résultant, résonnent de manière viscérale, et trouvent un écho certain au plus profond de chacun. Une caractérisation en clair-obscur, de force et de fragilité mêlées, à laquelle, fruit d’un processus d’écriture exigeant et très précis, il devient naturel d’adhérer.

Cette approche du film de genre, empreinte à tous niveaux de la haute estime qu’Audiard éprouve à son endroit, convoquant à la fois l’âpreté et un certain réalisme des milieux dépeints (souvent même du quotidien), ainsi qu’un onirisme certain en guise de contrepoint, avait de quoi piquer la curiosité de beaucoup. Une curiosité ayant conduit Julien Dupuy, journaliste cinéma bien connu du milieu, officiant notamment chez Capture Mag, NoCiné, ou encore sur l’émission Le Grand Frisson, à se pencher sur Le mystère Jacques Audiard, premier véritable documentaire consacré à cette figure phare mais finalement secrète du cinéma français.

Il ne faudra en conséquence guère s’étonner de ne voir aucune image, aucun témoignage direct du réalisateur, peu friand de sa propre image à l’écran. Ce qui aurait donc pu d’emblée torpiller le projet a fort heureusement été avantageusement compensé par la présence de nombreux intervenants soigneusement choisis par Julien Dupuy. À chacun sa spécialité, ses éclairages et autres anecdotes sur une composante fondamentale du cinéma de Jacques Audiard. Scénaristes, compositeur (le décidément omniprésent Alexandre Desplat), monteur, et même journaliste (Arnaud Bordas, autre pilier de la bande de Capture Mag), tous apportent une pierre précieuse à l’entreprise de reconstitution de ce qui fait l’essence même de sa vision. Dans l’ensemble bienveillants, il ne faudra attendre de leurs témoignages la moindre réserve quant au cinéaste Audiard et ses méthodes, sans que cela ne fasse pour autant du documentaire une proposition partiale et orientée. Toujours argumentée, particulièrement éclairante et éclairée, chaque intervention apporte corps et matière à la peinture d’un cinéma de l’évidence, dont tout l’attrait se situe justement dans ses nuances. À défaut donc d’avoir pu obtenir la présence du premier concerné, force est de constater que ce sont finalement ses collaboratrices et collaborateurs qui pouvaient effectivement le mieux en parler. « J’ai plus confiance à certains moments dans le jugement des autres » sera-t-il d’ailleurs amené à déclarer.

Mais Le mystère Jacques Audiard, ce sont aussi des propositions visuelles à même de briser la monotonie des (très) classiques champs-contrechamps et de l’esthétique naturaliste propre à ce type d’exercice, tout en tentant d’évoquer par l’image la démarche du réalisateur. Une ambition salutaire, à la fois noble et traduisant explicitement par l’exemple un respect des formes que Julien Dupuy défend dans chacun de ses papiers depuis de nombreuses années, mais aussi probablement le pan du film le moins convaincant, davantage par son manque d’homogénéité que par son exécution. Si l’intégration de plans d’une vie urbaine toujours en mouvement, l’élégant ajout en surimpression d’extraits d’Audiard interviewé dans le cadre d’autres émissions, ainsi que le soin apporté à l’éclairage, répondent d’un réel sens de la mise en scène, les segments faisant notamment intervenir Arnaud Bordas, filmé en plan pied dans une allée tout droit sortie d’un film noir, jurent quelque peu avec la maitrise émanant du reste du métrage, rappelant hélas (et sans lui faire injure) davantage Faites entrer l’accusé que Regarde les hommes tomber.

Un détail plus qu’un bémol, qui ne saurait quoi qu’il en soit gâcher un plaisir véritable la majeure partie du temps. Jacques Audiard méritait un film à la mesure de son talent, une prise sur son univers à la hauteur du personnage : avec son Mystère suscitant l’envie et mettant en appétit, Julien Dupuy a amplement réussi son pari.