La suite spirituelle de Moon nous emmène dans un Berlin Blade Runner-esque pour… Pour quoi, en fait ?
Bonjour Billy, et bienvenue au 7ème Café ! Si tu veux quelque chose à boire aujourd’hui, ce n’est pas à moi qu’il faut demander, mais à Leo (Alexander Skarsgård), un barman berlinois muet. Quand sa petite amie disparaît mystérieusement en 2035, il va arpenter les rues de la capitale allemande pour la retrouver et faire la rencontre de personnages pour le moins colorés, tout comme la ville d’ailleurs. Telle est l’histoire de Mute. Et pour une fois, je jure ne pas spoiler quoi que ce soit !
MUTE
Réalisateur : Duncan Jones
Acteurs principaux : Alexander Skarsgård, Paul Rudd
Date de sortie : 23 février 2018 (Netflix)
Pays : Royaume-Uni, Allemagne
Durée : 2h06
LE MOON DE BERLIN
« Berlin-Ouest était un lieu étrange et unique. La ville gisait là comme une île au milieu de l’Allemagne de l’Est. L’industrie toute entière avait déménagé vers l’ouest, et il ne restait plus que des usines et entrepôts abandonnés – qui étaient occupés par des étudiants et des artistes. Tout ceci faisait de Berlin une ville fascinante. »
Tels sont les termes employés par David Bowie pour décrire Berlin, où il a passé une partie de sa vie entre les années 70 et 80, et où il a composé la célèbre trilogie berlinoise, ses trois albums de légende : Low (1976-1977), Heroes (1977-1978) et Lodger (1979). Il n’est donc pas anodin que Duncan Jones, son fils âgé de 5-6 ans à l’époque, ait choisi la capitale allemande comme cadre du second film de sa trilogie de science-fiction. Tout comme avec le Major Tom qui prenait vie dans Moon, l’influence de Bowie continue de planer sur Mute à bien des égards. Tout d’abord, dans la représentation même de Berlin et son aspect cosmopolite : ce n’est pas une référence directe à Bowie, mais tout de même réminiscent de la ville qu’il a connue pendant la Guerre Froide. Un quartier d’immeubles et boîtes de nuit délabrés, tagués, envahis par les artistes nocturnes dans un immense mélange de cultures allemande, américaine, chinoise, japonaise ou encore française. Quoi que tu cherches Billy, tu pourras le trouver à Berlin. Pour ce qui est des références plus directes à son père, Duncan Jones a glissé dans le film quelques détails comme l’album Heroes sur une table, des costumes de figurants qui ne sont pas sans rappeler Ziggy Stardust et aussi le personnage de Luba (Robert Sheehan), un serveur prostitué excentrique et irrévérencieux mais doté d’un grand cœur qui joue avec les costumes, la sexualité et l’identité de genre comme Bowie à la grande époque. On comprendra donc pourquoi le film est dédié à David Jones (1947-2016), pas une star de la musique pour Duncan, mais un père.
Donc, comme je le disais en introduction, Mute est le second film d’une trilogie prévue par Jones, qui fait suite à Moon, dont nous parlions en début de semaine. Cependant, on parle ici de suite spirituelle, et non de suite directe. Qu’est ce que ça signifie ? Tout simplement que ce film se passe dans le même univers que le précédent, lui fait bien suite chronologiquement, mais ne suit pas du tout les mêmes personnages ni la même histoire et se contente simplement de faire quelques références çà et là. Dans le fond, ce n’est pas plus mal, dans une industrie qui ne fait quasiment plus que des suites/reboots/adaptations, c’est une recette qui se démarque et a déjà fait ses preuves avec la franchise Cloverfield et 10 Cloverfield Lane par exemple. Attention, le passage qui va suivre évoque des éléments de la fin de Moon, si tu ne l’as pas encore vu, passe au paragraphe suivant Billy. De fait, les références de Mute à son prédécesseur sont pour la plupart assez intelligentes : des équipements Lunar Industries, le procès de la société dans les bandeaux-titres des informations, et les affiches « Free the 156 » (Libérez les 156) un peu partout accompagnées de la figure de Sam Bell, en référence aux clones envoyés sur la Lune. Duncan Jones a même un sens de la précision aiguisé, puisque il y reste en effet exactement 156 clones : on compte dans Moon 192 casiers à clones, dont 5 sont décédés, et 31 sont présents au procès télévisé, ce qui laisse bien 156 Sam Bell dans l’espace. Seulement voilà, parlons-en de ce procès. Premièrement, le caméo de Sam Rockwell est absolument ridicule et détruit toute la portée de son personnage. Deuxièmement, le ton humoristique tranche complétement avec l’ambiance générale de Mute. Troisièmement, pourquoi y-a-t’il 31 clones au procès ? À la fin de Moon, seul un était revenu sur Terre. D’où viennent les 30 autres ? S’ils ont été rapportés sur Terre, pourquoi seulement eux 30 et pas les 156 autres ? Beaucoup de questions, aucune réponse.
En réalité les références à Moon sont représentatives du film en général : un mélange d’excellentes idées et de débilités affligeantes. Ceci explique pourquoi Mute a été très mal reçu par les critiques, avec un score de 15% d’avis favorables sur Rotten Tomatoes, qui descendait même jusqu’à 9% seulement lors de la sortie du film sur Netflix fin février, et un consensus acerbe qui déclare : « Visuellement travaillé mais narrativement peu original et brouillon dans l’ensemble, Mute est un prétendu film épique de science-fiction dont le titre sert de conseil inopportun pour mieux l’apprécier : en silence. » Mais ces critiques sont-elles justifiées ? Tout comme nous l’avons fait pour Alien : Covenant, mon cher Billy, pesons le pour et le contre et voyons par nous-mêmes ce que vaut le film.
DU TRÈS BON…
Là où les critiques de Rotten Tomatoes ont parfaitement raison, c’est que Mute a une esthétique fantastique et des visuels soigneusement travaillés. Berlin a une énorme inspiration Blade Runner, totalement assumée par Duncan Jones, avec ses immenses publicités lumineuses sur les buildings, ses voitures volantes et son éclairage au néon. Certains crient au plagiat, mais je trouve personnellement que Mute a un aspect beaucoup plus terre à terre. De plus, quand Blade Runner était totalement futuriste, on a ici des mélanges entre antiquités et technologies, avec par exemple les voitures volantes qui côtoient les voitures roulantes de collection, à l’image du cosmopolitisme de la ville. Il faut aussi noter que l’esthétique du film de Ridley Scott était très sombre et représentait Los Angeles comme un centre de pollution, alors que Berlin dans Mute est simplement éclairée au néon la nuit, et elle semble tout à fait classique dans les scènes de jour. Tout se joue sur des clairs-obscurs, mais c’est un travail esthétique et non pas une définition de l’univers. Et parlons de la lumière justement : la plupart des scènes sont éclairées en bleu, orange ou rose. Très flashy, très artificiel, et vraiment unique. Mute prend complétement le contrepied de Moon puisqu’on a une profusion de détails et de couleurs, contre une pure simplicité non-saturée. De toutes façons Billy, au niveau de la réalisation, il n’y a rien à reprocher à Jones et il a un talent certain, qui ressort notamment dans le storytelling visuel ; c’est à dire dans la capacité à raconter l’histoire avec des indices visuels plutôt que des dialogues, en gros la fameuse règle de cinéma du « Show, don’t tell » (Montre, ne dis pas). Et c’est approprié, puisque le personnage principal est muet, donc par définition il ne peut pas dire, mais seulement montrer. Les scènes sous l’eau, le monde du silence, qui se font métaphore du mutisme de Leo. Le titre du film écrit sur un petit carnet, élément crucial à l’histoire. Une affiche du film Der Blaue Engel (L’Ange Bleu en français) chez Naadirah, caractérisation du personnage. Des lettres au néon qui affichent « Hier » lors d’un flashback. En clair, au niveau de l’image, Jones sait parfaitement ce qu’il fait.
En ce qui concerne les personnages, ils sont extrêmement bien construits, pour la plupart. Encore une fois rien d’étonnant, après Sam Bell dans Moon, on savait déjà que le réalisateur sait créer des personnages fascinants. Leo est un barman muet, de tradition Amish, ce qui explique son comportement et sa nature relativement placide, mais il sait aussi s’énerver. Naadirah est une belle femme, jeune et follement amoureuse de Leo, mais elle a du caractère et aussi de lourds secrets. Duck et Cactus sont deux chirurgiens américains qui jouent aux pitres mais sont bien plus sérieux qu’il n’y paraît, et peuvent être aussi drôle qu’effrayants. Tous les personnages (ou presque) ont plusieurs dimensions, une histoire travaillée, des détails qui les caractérisent et un ensemble de qualités et de défauts qui les rend réalistes et uniques. Et par dessus tout, les acteurs livrent des performances époustouflantes ; Alexander Skarsgård en tête. Passer un film entier à ne pouvoir communiquer que par des expressions, des gestes ou un petit carnet est extrêmement ardu (ce n’est pas Max Von Sydow dans Extrêmement fort et incroyablement près qui te dira le contraire) et il le réussit brillamment. Comme le dit Naadirah :
« Il n’a pas besoin de mots. »
En vérité, la majorité du jeu d’un bon acteur passe par ses yeux, et on peut le voir pour tous les acteurs de Mute. Les émotions dans les yeux de Leo, l’amour dans ceux de Naadirah (Seyneb Saleh), le vice dans ceux de Duck (Justin Theroux) et absolument tout dans ceux de Cactus (Paul Rudd). Je tiens par ailleurs à rendre une mention honorable à ce dernier car son personnage est bourré de nuances et de dimensions différentes, et Paul Rudd le joue tout simplement à la perfection.
Mais alors, si ce n’est ni la réalisation ni les personnages, d’où vient le problème de Mute ? En fait tant qu’on voit le film comme un exercice de style, tout va bien. Et si l’on ne prend que le début, jusqu’à ce que Naadirah disparaisse, tout porte à croire qu’on va passer un bon moment devant un thriller de science-fiction tout en tension et mystères. Mais en fait… non.
… ET DU TRÈS MAUVAIS
Déjà, la qualité des personnages a des limites, et surtout pour Duck. Je ne remet absolument pas en cause la façon de jouer de Justin Theroux, mais l’écriture du personnage, à laquelle on pourrait attribuer la note de « subtilité / 20 ». C’est bien simple, Duck est un pédophile. Oh non, je te rassure Billy, c’est pas un spoil ! Parce que c’est tellement flagrant de par le regard constamment lubrique de Theroux dès qu’il est près de jeunes filles que c’est impossible de ne pas comprendre directement. Et pourtant, son meilleur ami, Cactus, fait comme si de rien n’était et ne réagit que quand il a la preuve concrète devant ses yeux que Duck est une ordure. Alors quand ton ami, que tu as laissé de nombreuses fois avec ta fille, aime mater des petits enfants, comment tu réagis, Billy ? Tu as envie de lui péter la gueule, comme le spectateur, et c’est bien normal. Seulement après s’être violemment énervé et avoir menacé brutalement Duck, Cactus lui fait un câlin comme s’il était pardonné.
Non. Juste non. Le pédophile, tu lui casses le nez, et tu le mets en prison, tu ne lui fais pas des câlins même si c’est ton meilleur ami. Et c’est bien là un des principaux problèmes de Mute : les personnages sont fascinants indépendamment les uns des autres, mais leurs relations sont insensées. Il devient clair que Duncan Jones ne sait pas gérer plusieurs personnages à la fois. Le problème ne se posait pas dans Moon, puisque Sam Rockwell était tout seul. Mais là, on a un casting avec au moins trois personnages proéminents, et c’est un fouillis innommable. Les personnages se rencontrent, se croisent et se recroisent comme par hasard, et on passe de l’un à l’autre sans lien logique.
D’où le défaut majeur du film : l’écriture. Duncan Jones a un talent indéniable pour raconter une histoire, mais son histoire, c’est n’importe quoi. Les scènes s’enchaînent de façon incohérente, les transitions sont illogiques, et on part dans tous les sens avant de revenir vers la trame principale par des deus ex machina à s’en hausser les sourcils. L’enquête de Leo pour retrouver Naadirah s’apparente plus à une balade dans Berlin, qui nous fait visiter différents lieux un par un sans réel but, et à la fin de chaque scène, comme si le scénario se rendait compte qu’il avait divergé, un indice pour Leo tombe du ciel. L’intrigue est totalement téléphonée (parfois littéralement), et tout se dénoue par des heureux hasards et des coïncidences à s’en arracher la moustache pour le professeur des Indestructibles.
En conséquence de cela, Mute souffre de gros problèmes de rythme. Puisque les scènes de découverte de Berlin sont trop longues, elles doivent souvent se finir par une accélération impromptue pour faire avancer l’intrigue ; comme par exemple cette scène au bar où Leo travaille, où en 12 secondes (j’ai compté), Leo passe de calme, à éclater une bouteille sur un client et sauter par dessus le comptoir, à de nouveau calme avant de se faire assommer. La scène d’action vient à peine de commencer et elle se termine déjà. De même, la fin est trop longue et continue pendant encore dix minutes après la résolution de la disparition de Naadirah.
Le problème, c’est que Mute est bourré de bonnes idées qui tombent à plat. Des éléments sont évoqués sans y revenir plus tard dans le film, par exemple la famille de Leo qu’on voit dans la scène d’introduction, et particulièrement sa sœur qui semble être présentée comme un personnage important, et dont on n’entend plus jamais parler. De même avec la situation irrégulière de Cactus : il a fui de l’armée et son ex-femme est prête à payer des militaires pour le faire rentrer de force aux États-Unis, ce qui mène à une confrontation avec un officier vers le milieu du film, et pareil, on ne le voit plus jamais après. Tout ceci affecte les twists du film, qui sont au nombre de trois, car leur portée est complètement réduite par ses problèmes de relation, de rythme et de cohérence. C’est dommage, car ils sont réellement intéressants et intelligemment pensés. Au final, on peut comparer Mute au chewing-gum de Cactus : un tas de bonnes idées qui gonfle, gonfle et gonfle avant d’éclater pathétiquement et de retomber mollement. L’enveloppe du génie est toujours là, mais il n’y a plus rien dedans.
LE MOT DE LA FIN
Je suis circonspect. Après avoir vu Mute, je suis dans l’incapacité chronique à me décider de la qualité du film. Il n’est pas moyen, car dire que c’est moyen reviendrait à le qualifier de platitude totale, mais est dans un état quantique entre moyennement bien et relativement mauvais en fait, passant de l’un à l’autre au fur et à mesure que les scènes du film s’enchaînent, jonglant entre bonnes idées et inepties monumentales. Je dirais que c’est à toi de te faire ton avis dessus Billy, car c’est le cas de le dire : j’en perds mes mots.
Note : ? / 10
« CACTUS – Ça sentait pas bon… »
— Arthur