Proposer différemment « le fameux motif », celui de la Montagne Sainte-Victoire, pour donner une autre représentation du sujet regardé -mais avec quel regard ? Saisir « la Sainte » depuis l'étang de Berre et la réenvisager du point de vue de l'écriture, tel est l'objectif d'Oliver Domerg dans ce deuxième volet d'un ensemble de trois livres consacrés à la Montagne Sainte-Victoire, dont le focus se déplace et multiplie les points de vue, les points d'observation, les moments de prise de vue et de visualisation interne. Diversifier les instants de prise et les points de vue éphémères et les fixer sur la pellicule photographique comme dans le cours vif des mots réécrivant en la fluidifiant, l'éclairant, la faisant ressurgir, la matérialité atmosphérique, magnétique du paysage. D'entrée Oliver Domerg écrit :
« Dix-neuf heures. La couleur est quelque peu revenue malgré
le halo de pollution agissant tel un filtre. Dans le fond -rebord,
plinthe ou contremarche-, la blanche caillasse de la chaîne de
Vitrolles, long banc bicolore, bauxite et calcaire, ressort.
Endurants, les flots courent de gauche à droite, dans le sens de
ces phrases, qui, cependant, ne les rattrapent. « Précipitation des
des actions. » Au ras de l'eau, tu contemples le vaste étang, sa vive
& nette matérialité, foncer vers la digue comme un seul homme ;
UNE SEULE ONDE ! »
Le cercle chromatique, les dégradés des couleurs, la lumière, la « caillasse blanche », les « veines rocheuses » de la chaîne vitrollaise, les « pinèdes soudées », les lignes de fracture ou de crête, la réverbération, la chaleur, les flots modulent la perspective, modifie un panorama écrit via le prisme de l'onde (celle de l'étang de Berre) rythmant les flancs de « la Sainte » comme ceux de la rive (d'où se tient le spectateur scripteur & lecteur ; la rive du regard), rythmant le flux des prises de vue. Écriture & paysages se saisissent « entre eau & ciel », la Montagne Sainte-Victoire apparaissant « au centre de la scène (trois-quarts centre, dit-on, dans l'ovalien jargon) ».
Le « motif », non décoratif, est ici consubstantiel aux paysages intérieurs, au paysage extérieur, entité à part entière et d'ailleurs personnifiée (« la Sainte » devient peu à peu « Sainte »), primitive et primordiale, originelle, monument minéral formant la matière et l'esprit même du lieu.
Ces « onze tableaux », en nous donnant une vision scripturale multiple et géolocalisée, transfigurative et singulière, de la Montagne Sainte-Victoire, nous en offrent une représentation débarrassée des clichés qui habituellement l'enferment, la figent derrière les barreaux d'une représentation édulcorée à force d'être sacralisée par les mêmes stéréotypes, enfermée dans les mêmes cadres de pensée (ainsi la Montagne Sainte-Victoire approchée par le « zoo » du tourisme, ou via les prétendus « paysages de Cézanne » pour ne citer que ces deux exemples).
L'écriture d'Olivier Domerg VOIT ce panorama modifiable formant les parages de « la Sainte », dans la fluidité cinétique d'un regard embarqué (par l'onde de l'étang, le cours d'une traversée en avion, depuis l'arceau d'un pont, …). Son écriture décline le motif « victorieux » « tel un leitmotiv au détour du regard », fluctuant et obsessionnel, « la Sainte » faisant continuellement signe dans le courant des phrases et de leur ample mouvement convergeant, « en bout de ligne », dans l'axe du regard.
La Montagne Sainte-Victoire surgit de ces Onze tableaux sauvés du zoo comme une apparition nouvellement révélée, déjà par elle-même œuvre vive de "land art" « trouvant sa force et sa vérité in situ », partie prenante naturelle du paysage dont elle participe. La force de l'écriture d'Olivier Domerg est d'avoir fait lever cette apparition sur les lignes de flottaison de l'écriture comme on lève le voile sur une réalité emprisonnée, assourdie par les préjugés d'une vision formatée (ses prétendants « calant sur le poncif »). Ces Onze tableaux sauvés du zoo réécrivent la Montagne Sainte-Victoire comme on révèle une présence sans qu'elle ne se découvre. Si tourner autour de la « légende », de la « vestale » se poursuit depuis que les Hommes ont en vue son apparition, la traque du poète tourne, elle, dans la rotation de ses vers et les sillons de sa prose, la rusticité, l'éminence, la majesté, « l'altière altérité (d'une Sainte) que tous cherchent à percer » comme l'énigme du sphinx et que l'écrivain « entreprend » tout en laissant intacts le charme, la discrétion de « la grande dame », la « vibration fixe » de sa distinction.
Olivier Domerg, Onze tableaux sauvés du zoo, éditions Atelier de l'Agneau ; 2018, 108 p., 16€
Murielle Compère-Demarcy