La série Versailles fait renaître de ses cendres un Louis XIV svelte et énergique, au visage poupin éclairé d’un sourire ravageur et encadré d’une chevelure soyeuse. Bref, un Roi d’une santé florissante. Hélas ! La réalité est loin d’être aussi reluisante. À partir des années 1680/90, le Roi-Soleil est un grand corps malade. Fièvres, goutte, diarrhées, étourdissements, il est très souvent indisposé. À 45 ans, il ne lui reste déjà plus que quelques chicots. L’entourage du Roi admire son courage et sa capacité de résistance, lui qui reste muet face à la douleur la plus insupportable. C’est incontestablement l’histoire de sa fistule annale, opérée en 1686, qui frappe le plus les contemporains. Elle confirme aussi l’intelligence du monarque, capable de transformer une défaillance physique en outil de communication au service de sa politique. L’incompétence des médecins Au XVIIème siècle, les causes de fistules annales (infection d’une glande située à l’intérieur de l’anus) ne manquent pas. La plus grave est la pratique régulière de lavements préconisés par des médecins dont l’ignorance est moquée par Molière. Administrés avec des instruments non stérilisés, ils peuvent avoir des conséquences funestes. La pratique immodérée de l’équitation et l’ingestion de viandes grasses en excès n’arrangent rien. Au début de l’année 1686, Louis XIV a 47 ans. Une tumeur annale se déclare. Elle ne tarde pas à dégénérer en fistule. Le premier médecin du Roi, Antoine d’Aquin, et son premier chirurgien, Félix de Tassy, se disputent sur le traitement à adopter. La chirurgie étant encore sous-estimée au profit de la médecine, ce sont d’abord les remèdes conseillés par Antoine d’Aquin qui prévalent. Et quels remèdes ! On accueille à Versailles tous les charlatans qui proposent des décoctions soi-disant « miraculeuses ». D’Aquin applique lui-même divers emplâtres et suppuratifs pour faire diminuer l’abcès. En vain. C’est que le médecin ne sait absolument pas ce qu’il fait. Une remarque écrite après l’opération témoigne de son embarras : Il est assez difficile de bien connaître la cause de la tumeur dure et glanduleuse qui est survenue à Sa Majesté et qui a donné naissance à cette fâcheuse fistule qui a duré tout un an, sans avoir pu céder qu’au fer et au feu. Les mois passent, et le Roi envisage de descendre dans le sud de la France prendre les eaux de Barèges, qui ont si bien réussi à son fils le duc de Maine en 1675, et à son ministre Louvois qui souffrait d’une fracture de la jambe en 1680. Mais une telle expédition, entreprise dans un contexte de crise politique (les princes européens, inquiets de la toute puissance du Roi de France, commencent à s’agiter) paraît tout à fait inconsidérée. Le monarque y renonce. Un secret d’État Toutes les options sont bientôt épuisées. Il faut se rendre à l’évidence : l’opération doit avoir lieu. D’Acquin cède sa place à Félix. Durant deux mois, le monarque ne quitte guère ses appartements que pour se rendre à la messe, tandis que le chirurgien prépare son intervention dans le plus grand secret. En effet, depuis juillet une grande partie de l’Europe s’est alliée contre Louis XIV, formant la Ligue d’Augsbourg. Le Roi n’est pas dupe : Versailles grouille d’espions et rien ne doit filtrer concernant l’opération dans les Cours étrangères, afin d’éviter les rumeurs autour de son état de santé. Il ne s’agirait pas de décourager les quelques alliés qui lui restent ! Une lourde responsabilité pèse sur Félix de Tassy. Pour mettre toutes les chances de son côté (il joue quand même sa carrière, voire sa vie…) le chirurgien invente un bistouri spécial avec lame courbe, dit « à la royal ». Il essaie son instrument sur de nombreux fistuleux de l’hôpital de Versailles. Avec Louis XIV, il n’aura pas le droit à l’erreur. L’opération est extrêmement délicate à cette époque. L’issue peut être mortelle en raison des risques d’infection, et Félix n’a nulle envie d’être à l’origine du trépas du Roi ! Après dix mois de souffrances, le Roi se résout donc à subir « la grande opération ». Le jour de l’intervention est fixé au 18 novembre, avec pour seuls témoins Monseigneur le Grand Dauphin, Madame de Maintenon, le ministre de la Guerre Louvois, le père La Chaise, confesseur du Roi, le premier médecin et le premier chirurgien. « La grande opération » La grande opération a lieu le 18 novembre 1686, à sept heures du matin, dans la chambre royale. Louis XIV est placé sur le bord de son lit, un traversin sous le ventre et les jambes relevées, fermement tenues par des serviteurs pour éviter tout mouvement brusque. L’opération, pratiquée évidemment sans anesthésie, est relatée par d’Aquin qui observe : « M. Félix (…) introduisit une sonde au bout d’un bistouri fait exprès, tout le long de la fistule jusque dans le boyau, qu’il joignit avec le doigt de la main droite, et, la retirant en bas, ouvrit la fistule avec assez de facilité, et ayant ensuite introduit des ciseaux dans le fondement par la plaie, il coupa l’intestin un peu au-dessus de l’ouverture, et coupa toutes les brides qui se trouvèrent dans l’intestin ; ce que le Roi soutint avec toute la constance possible ». L’épreuve est terrible, mais Louis XIV ne laisse pratiquement rien paraître de sa souffrance. Il retient ses cris, et s’exclame seulement, au plus fort de la douleur : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! ». Alors qu’il faut inciser de nouveau la plaie, il aurait dit simplement : – Est-ce fait, messieurs ? Achevez, et ne me traitez pas en Roi. Je veux guérir comme si j’étais un paysan. L’opération réussit. On informe immédiatement la Cour de ce succès. Tout le monde tombe des nues. Le marquis de Dangeau note dans son Journal : « Cette résolution surprit tout le monde ». Le soir même, le Roi préside le Conseil depuis le fond de son lit, et le lendemain le voilà qui donne audience aux ambassadeurs et aux ministres des princes étrangers, en possession de tous ses moyens. Cependant, un observateur averti comme l’abbé de Choisy ne manque pas de relever : On voyait pourtant la douleur peinte sur son visage. Son front était presque toujours en sueur, de pure faiblesse ; et, cependant, il donnait ses ordres et se faisait rendre compte de tout. Il mangeait en public dans son lit et se laissait voir deux fois par jour aux moindres de ses courtisans. Une guérison largement exploitée Davantage que l’opération en elle-même, ce sont ses suites qui intéressent. La performance du chirurgien est unanimement reconnue. Pour Félix, c’est la fortune et la gloire, et le succès de la grande opération rehausse définitivement le prestige de la chirurgie française. La Cour se pique d’intérêt pour cette discipline et se bouscule pour assister aux séances publiques de dissection. On raconte que Félix aurait tout de même conservé de cet instant particulièrement intense de son existence un tremblement à la main ! L’exploitation de l’heureuse issue de l’opération par Louis XIV à des fins politiques est remarquable. Pour tout autre monarque que lui, cette intervention serait restée un épisode peu glorieux sur lequel ne pas s’attarder. Mais le Roi la transforme en preuve irréfutable de sa toute puissance. En expert de la mise en scène, il s’empresse de faire communiquer l’heureuse nouvelle à son peuple. L’abbé de Choisy note dans ses Mémoires l’émoi qui saisit la population, littéralement stupéfaite : On ne peut exprimer l’effet que produisit dans l’esprit des Parisiens une nouvelle si surprenante. Chacun sentit dans ce moment combien la vie d’un bon Roi est précieuse, chacun crût être dans le même danger où il était. La crainte, l’horreur, la pitié étaient peintes sur tous les visages. Les moindres du peuple quittaient leur travail pour dire ou pour redire : « On vient de faire au Roi la grande opération ». Les églises se remplissent pour prier Dieu d’accorder au Roi une prompte guérison. De nombreuses festivités sont organisées à travers le royaume pour célébrer la guérison du Roi. On compose des Te Deum en son honneur. Ces réjouissances fédératrices tombent à point nommé, venant renforcer l’unité du royaume dans le contexte délicat de la révocation de l’édit de Nantes, proclamée l’année précédente. Bien entendu, on ne se prive pas de faire savoir aux Cours européennes l’admirable courage dont a fait preuve le Roi, sa volonté de fer face au danger. Que la Ligue d’Augsbourg se le tienne pour dit : rien ne fait plier le Roi de France, pas même la maladie ! Une longue convalescence Ce que l’on se garde bien de rendre public en revanche, c’est que l’opération n’est pas une réussite du premier coup… Il faut en effet de nouveau inciser à de nombreuses reprises au cours des mois suivants. Des interventions encore plus douloureuses que la première. Madame de Maintenon s’en afflige le 4 décembre dans une lettre à Madame de Brinon, dame à Saint-Cyr : Le mal du Roi ne finit point ; ceux qui le traitent me font mourir de chagrin : ils le trouvent un jour à souhait, et le lendemain tout le contraire. M. Fagon a eu une conversation avec moi ce matin, qui m’a serré le cœur pour tout le jour. Un moment après, il me vint assurer que la plaie va à merveille ; ce soir ce sera autre chose. Je n’ai pas mis ma confiance en eux, mais je ne suis pas maîtresse de la sensibilité de mon cœur. Il ne faut rien dire de tout ceci. Continuez à prier et à faire prier pour lui. Elle lui écrit à nouveau le 11 décembre : Le Roi a souffert aujourd’hui sept heures durant comme s’il avait été sur la roue, et je crains bien que ses douleurs ne recommencent demain. Le lendemain, le marquis de Dangeau confirme de Louis XIV n’est pas encore au bout de ses peines : Le Roi souffre encore beaucoup et a ce matin renvoyé son conseil ; mais il l’a tenu le soir et vu les courtisans à son souper. Enfin, le 25 décembre, Madame de Maintenon peut laisser éclater son soulagement : On ne met quasi plus rien sur la plaie, elle est guérie. Tout le monde est ravi de joie de le voir sortir. Après quelques rechutes aux mois de janvier et février 1687, le monarque est définitivement tiré d’affaire en mars. Opération chirurgicale et politique réussie ! Sources ♦ Louis XIV, de Jean-Christian Petitfils ♦ Louis XIV. Homme et roi, de Thierry Sarmant ♦ Louis XIV intime , de Hélène Delalex ♦ Louis XIV tel qu’ils l’ont vu, d’Alexandre Maral ♦ Lettres historiques et édifiantes de Madame de Maintenon (2 volumes) Vous avez aimé cet article ? N’hésitez pas à commenter, partager, et soutenir le blog sur Tipeee !