Suivre l’actualité des arts visuels de la Caraïbe et de sa diaspora ne va pas de soi. La fragmentation géographique et le coût élevé des voyages ne facilitent pas les rencontres fréquentes. Et les projets inter-caribéens francophones d’envergure sont rarissimes. Kreyol factory en 2009 a fait date mais depuis ? Les principales expositions se tiennent en Grande Bretagne ou aux Etats – Unis comme Relationnal undercurrents in the Caribbean archipelago qui, sur une itinérance de deux années, aborde en ce moment sa seconde étape, à Columbia University. Conséquence immédiate, l’accès à l’information reste réservé aux lecteurs de medias anglophones.
C’est pourquoi, il me semble intéressant de revenir sur une manifestation récente, clôturée il y a tout juste un mois. Bordering the Imaginary, présentée à la galerie BRIC de Brooklyn et fort bien relayée par Artsy, Artforum, Hyperallercgic, Artnews mais dont l’écho nous parvient très faiblement.
iliana emilia garcia
The Sage and the Dreamer, 2018
La galerie BRIC de Brooklyn avait, sous le titre Bordering the Imaginary: Art from the Dominican Republic, Haiti, and their Diasporas, accroché du 15 mars au 29 avril dernier les œuvres récentes d’une vingtaine d’artistes de République Dominicaine et d’Haïti sur une thématique sensible, les relations complexes entre ces deux nations réunies sur une même île. Ces créations artistiques questionnaient la justesse du discours historique dominant sur les connexions entre ces deux républiques qui se partagent Hispaniola.
Même si ce dialogue visuel n’a pas permis aux artistes et au public de trouver des réponses immédiates à leurs interrogations, au moins a t-il pu les aider à réfléchir aux enchevêtrements de leurs histoires parallèles et parfois conflictuelles.
La curatrice, Abigail Lapin Dardashti avait structuré son parcours autour de quatre axes où se sont retrouvés des plasticiens quelquefois bien connus du public de Martinique grâce à quelques expositions comme Edouard Duval-Carrié ( Global Caribbean) , Pascal Meccariello, Raquel Païewonsky (Global Caribbean, Caribe expandido et Vestial au Cmac Scène Nationale-2004), Roberto Stephenson (Port – au – Prince Cmac Scène Nationale 2006) ou d’autres déjà très introduits dans le milieu artistique de la diaspora, Scherezade Garcia, André Eugène et Evel Romain du collectif haïtien Atis rezistans, Fabiola Jean-Louis, Tessa Mars, Raúl Recio.
La première section Revolutions and Unifications: The Contemporary Resonance of 19th Century History, réunit des artistes, Freddy Rodríguez, Vladimir Cybil Charlier, Tessa Mars, Scherezade Garcia, Julia Santos Solomon, et Fabiola Jean-Louis, qui revisitent et remixent des images du dix neuvième siècle pour évoquer les échanges culturels de cette période jusqu’ au règne anti – haïtien du dictateur dominicain Rafael Trujillo.
Fabiola Jean-Louis
Madame Beauvoir’s Painting_
Les œuvres de Fabiola Jean-Louis, Madame Beauvoir’s Painting ( 2016) et Marie Antoinette is dead ont été particulièrement remarquées. Fabiola Jean – Louis est une jeune artiste haïtienne qui vit et travaille à New – York. Elle commence par créer de somptueux et fragiles costumes d’époque tout en papier, inspirés des œuvres classiques des musées. Puis le modèle s’introduit délicatement dans la robe après une longue séance de maquillage et de coiffure avant la réalisation de portraits photographiques. Le portrait de Madame de Beauvoir laisse apercevoir en arrière plan un cliché célèbre du XIX ème siècle de Mc Pherson et Oliver, icone de la cruauté de l’esclavage, connu sous les noms de Slave Gordon ou Whipped Peter. Dans une subtile mise en abimes, les broderies du costume de papier de l’élégante jeune femme font écho aux atroces cicatrices de l’ancien esclave.
Fabiola Jean Louis
Marie-Antoinette is dead
Si l’on retrouve le processus de travestissement, de grimage, de mise en scène relativement répandu dans le milieu de la photographie post- moderne, de Stacey Tyrell à Marvin Bartley, l’originalité et la force de cette œuvre d’appropriation et de relecture du passé réside dans cette double création, de sculptures de papier et de portraits photographiques, tous deux d’ une réelle rigueur esthétique. Ces deux vidéos décrivent le processus de fabrication des sculptures de papier et celui des prises de vue et précisent le statement de l’artiste :
Mon travail est une enquête sur l’évolution sociale concernant les questions raciales.. Il interroge la réalité de patriarcat capitaliste blanc, la valeur de vies noires et célèbre le corps féminin noir par des portraits photographiques et des sculptures de papier stylisées pour imiter des vêtements portés par la noblesse européenne féminine entre le 15ème – de 19ème siècles … Les matières utilisées pour les sculptures de robe de papier symbolisent d’une certaine façon les couches de temps et les événements du passé et leur impact sur le présent. Bien que nous ne puissions pas changer le passé, nous pouvons agir pour changer le présent en activant la mémoire, les visions et les héritages de nos ancêtres. Rewriting History cherche à reconnecter le public au passé pour mieux aborder l’actualité.
http://www.fabiolajeanlouis.com/video/
EDouard Duval Carrié
Hispañola Saga: El tigere y el congo (Hispaniola Saga: The Tigere and the Congo), 2015
On Aluminum
60 × 2 × 60 in; 152.4 × 5.1 × 152.4 cm
La seconde partie, Borders, Fragmentations, and Intertwinings, explore la notion de frontière, à la fois, lieu d’échange et de violence entre Haïtiens et Dominicains. Les œuvres de Pascal Meccariello, Edouard Duval-Carrié, Alex Morel, André Eugène et Evel Romain du collectif Atis rezistans démontrent la complexité et la porosité de cette démarcation politique. El tigere y el congo d’ Edouard Duval-Carrié représente de manière symétrique mais dans des espaces contrastés, deux hommes de chaque coté de la rivière Dajabon, où intervint le massacre de 1937. Chacune des deux figures représente un personnage emblématique de chacun des pays : El tigere est un héros dominicain de l’époque de Trujillo et el Congo, un loa haïtien. De chaque coté du pont les lettre RD et HD nomment les nations ennemies.
Dans l’ensemble titré Bodies Transformed, les travaux de Groana Melendez, Roberto Stephenson, Iliana Emilia Garcia, Raquel Paiewonsky, Nyugen E. Smith, Raúl Recio et Patrick Eugène choisissent de questionner la permanence du racisme à travers des objets du quotidien. Les créations de Raquel Païewonsky et Roberto Stephenson ne laissent pas de surprendre si l’on considère l’ensemble de leur parcours artistique. Roberto Stephenson, photographe reconnu, propose dans cette exposition des assemblages d’objets récupérés dans les rues de Port – au – Prince. Et Raquel Païewonsky dont les installations et photographies ont toujours interrogé l’identité, la féminité, la confusion du genre, la variété des nuances colorées de la peau métis, construit un mur brut de parpaings gris, ce matériau très usité dans les constructions populaires haïtiennes et dominicaines, pour signifier la frontière, sa nature arbitraire et mouvante.
C’est un ensemble de vidéos et d’installations sur des problématiques de la diaspora caribéenne qui apporte une conclusion à l’exposition : Memories of a Utopian Island and the Future, fruit d’une collaboration artistique entre un artiste haïtien –américain et Vladimir Cybil Charlier et Scherezade Garcia, une artiste dominicaine- américaine.
Scherezade Garcia