Le Larron isolé de Robert Campin a fait longtemps fait l’objet d’une bataille iconographique : il a tous les attributs du Bon mais ils est à l’emplacement du Mauvais ! Campin est-il le seul à avoir enfreint la sacro-sainte règle du Bon larron à la droite du Christ ? Ou bien ce Larron serait-il finalement moins bon qu’il ne paraît ?
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly
La Mort du Christ
« A midi, il y eut des ténèbres sur tout le pays, jusqu’à trois heures de l’après-midi » Marc 15:33
« Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent : les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent ». Mathieu 27, 52-53
D’où les trois médaillons de droite et du bas avec un savant scrutant l’éclipse, le voile du temple et le réveil des morts. Dans les ténèbres, seule luit l’auréole du Christ, entre le soleil et la lune obscurcis.
La Déposition
Lorsque la lumière revient, la foule indistincte a disparu et les deux larrons sont toujours attachés. Identiques par la posture, l’âge et le vêtement, seule leur position permet de les identifier : face au Christ (pour le Bon larron) ou tournant le dos au Christ (pour le Mauvais).
Le Bon larron n’a pas d’auréole, à la différence de saint Nicodème monté sur l’échelle pour détacher Jésus, de la Vierge et de Marie-Madeleine. Joseph d’Arimathie, monté sur la même échelle, reçoit le cadavre dans un linceul. Un aide, monté sur l’autre échelle, le soutient par un linge passé sous ses bras.
Le clou des pieds est encore présent, un personnage derrière la croix semble taper dessus pour le dégager (pas de tenailles visibles). Les deux autres clous sont présentés par une femme du premier-plan à droite, qui fait pendant à Marie.
Triptyque de la Descente de croix Copie d’une oeuvre perdue de Robert Campin, vers 1450-60, Walker Art Gallery, Liverpool
L’oeuvre perdue de Robert Campin, datée de 1415-20, est contemporaine de la Déposition des frères de Limbourg. Moins symétrique (une seule échelle), elle accentue la dramatisation (Marie évanouie soutenue par Saint Jean) et l’émotionnel (Nicodème enveloppe le cadavre dans son propre manteau). Les deux larrons, toujours l’un de dos et l’autre de face, ont des poses nettement plus contorsionnées, qui contribuent au même parti-pris de dramatisation.
La polémique du Mauvais Larron
Le Mauvais larron, Campin, Städel Museum, Francfort sur-le Main
Du retable monumental de Campin (qui a du faire plus de 4 mètres de large), il nous reste un seul fragment, celui du larron de droite [1]. Comparée à la posture torturée de son voisin, sa posture calme a désorienté certains historiens d’Art, qui y ont reconnu le Bon Larron ; ce qui en ferait la seule exception connue au positionnement de ce dernier à la droite du Christ.
La raison avancée pour cette inversion exceptionnelle serait que le bon Larron doit être du côté vers lequel s’incline la tête du Christ, donc ici à droite du retable [Julius Held, 1955] . Mais cette condition, nécessaire pour le dialogue avec Jésus pendant la Crucifixion, n’a aucun sens pendant la Déposition.
Un second argument est que cette gravure du Maître des Banderoles, qui s’inspire clairement du retable, îdentifie par « Dismas bonus » (autrement dit le Bon Larron) celui qui est vu de face .
En retournant l’épreuve papier, on constate que le graveur s’est livré à un travail complexe de copie, d’inversion et d’invention : il a supprimé les deux figures au pied de la croix ; inversé le groupe des Saintes femmes pour qu’il apparaisse à sa place traditionnelle, à gauche ; recopié la femme du panneau de gauche, en la transformant en Marie-Madeleine ; recopié tel quel le Larron vu de dos (en lui enlevant son bandeau qui devient le serre-tête de Nicodème) ; mais inventé un nouveau Larron vu de face, qui ne correspond pas du tout à celui de Campin. Il est donc difficile de faire la part entre ce qui relève de la facilité (recopier à l’identique) et de la fidélité au modèle.
Un troisième argument est que le bandeau sur les yeux symbolise l’aveuglement du Mauvais larron. Or nous avons vu des exemples (1 Distinguer les larrons) où ce bandeau est au contraire le signe paradoxal de la Foi du Bon Larron, capable d’identifier le Christ les yeux bandés.
Un dernier argument est que le paysage du panneau de gauche, sec et rocailleux, s’oppose à celui du panneau de droite, avec son arbre verdoyant et ses près : ce qui est parfaitement exact. On peut supposer que, lorsque le copiste a supprimé le fond d’or archaïque pour mettre le triptyque au goût du jour, il n’a pas compris l’iconographie très particulière de Campin et a rajouté de son cru des paysages qui en inversaient la signification (le bout de paysage au bas du fragment conservé ne correspond d’ailleurs pas à celui de la copie).
Pour conclure définitivement le débat, l’exposition récente a exhumé ce fragment en albâtre qui partage avec le larron de gauche la même position de la tête en arrière et le bandeau sur les yeux : or il s’agit clairement du Bon larron, puisqu’un ange vient recueillir son âme. [2]
Un argument supplémentaire (SCOOP !)
La fissure dans le rocher, apparue lors du tremblement de terre qui marque la mort de Jésus, sépare clairement le Mauvais larron (ainsi que le soldat romain et le Juif en turban, personnages négatifs responsables de cette mort), des personnages positifs participant à la Déposition.
Marie-Madeleine (SCOOP !)
On considère généralement que Marie-Madeleine doit être la femme vue de dos qui se lamentant aux pieds de Jésus. Pour la cohérence d’ensemble, je pense qu’il s’agit plutôt de la femme en noir du panneau de gauche, qui tient une boîte de parfum entre ses mains et ne peut être la donatrice : elle précède le donateur et est plus grande que lui, ce qui fait d’elle un personnage de la scène sacrée.
Par ailleurs, son association avec le Bon Larron est courante :
Ars morendi, 1430, MS 49 fol 29 v, Welcome Institute Library Londres
Au chevet d’un mourant, l’Ange fait fuit les démons en compagnie de quatre Pécheurs pardonnés : Saint Pierre et son coq, Marie Madeleine et sa boîte de fard, le Bon Larron et sa croix, Paul tombant de son cheval).
Postérité de la Déposition de Campin
Déposition
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, M945_066v-067r, Pierpont Morgan Library
Pour cette Crucifixion, le miniaturiste a recopié la posture extraordinaire des deux larrons de Campin, jusqu’au bandeau sur les yeux du Bon. Il y a ajouté le thème des gouttes de sang qui tombent dans sa bouche, tandis que le Mauvais s’en détourne : manière très originale de figurer une sorte d’eucharistie originelle, directement par le sang, en accomplissement de la promesse de salut faite par Jésus au Bon larron.
Crucifixion Kaufmann,
Bohême, vers 1340, GemäldeGalerie, Berlin
Ce thème peut être retrouvé un siècle plus tôt, dans cette Crucifixion bohémienne où des larrons complètement désarticulés s’enroulent autour de deux croix en tau, sous la grande croix de Jésus qui organise cette composition très symétrique (lance et masse d’armes à gauche, roseau et doit levé à droite).
Tryptique du Calvaire,
Juste de Gand, 1465-68, Cathédrale Saint Bavon, Gand
L’influence de Campin se sent encore cinquante ans après dans la posture de ce Bon Larron, cambré en arrière et les yeux bandés. Les petites croix des larrons, en Tau et de type Tronc, encadrent de manière très symétrique celle de Jésus, latine et de type Poutre.
Crucifixion
Maître de Bruges, 1490-1510, Philadelphia Museum of Arts
Cet artiste anonyme n’a pas compris l’iconographie de Campin et a voulu la corriger : tout à fait comme le Maître aux Banderoles, il a recopié à droite (en l’inversant) le Larron vu de dos de Campin, et a inventé pour le Bon larron le même personnage vu de face, avec une barbe et des cheveux blancs.
Ambrosius Benson, 1532-36, Cathédrale de Ségovie
Plus d’un siècle après Campin, Benson, recopie le panneau central avec quelques modernisations amusantes :
- mâchoire animale à la place du crâne d’Adam,
- chaussures en tissu à a place des socques en bois,
- dévoilement de la femme anonyme en bas de l’échelle, qui devient ainsi Marie-Madeleine ;
- inversion des rôles de Nicodème et de Joseph d’Arimathie : le notable habillé de riche brocard se retrouve ici en haut de l’échelle, de manière à magnifier l’idée, recopiée sur Campin, de l’enveloppement du Christ dans le manteau ;
- inclusion du centurion la main sur le coeur et du personnage en turban, ce dernier transformé en Noir.
Livre d’Heures d’Etienne Chevalier, Fouquet, 1452-1460, Musée Condé, Chantilly
Au caractère original et tourmenté de la formule Campin, on peut opposer le clacissisme et la volonté de symétrie de ces deux compositions de Fouquet, qui ne lui doivent rien.
Dans la Crucifixion, les larrons sont indiscernables entre eux, et très semblables au Christ (sinon qu’ils sont crucifiés avec quatre clous, et lui trois).
Dans la Déposition, les croix sont cadrées d’un peu plus loin comme par un travelling arrière et tout caractère passionnel est gommé au profit d’une symétrie et d’un réalisme élégants :
- les larrons ont été escamotés, ce qui concentre l’attention sur le centre ;
- les deux échelles sont parallèles, l’une devant la croix et l’autre derriière ;
- les quatre intervenants s’étagent en zig-zag, depuis Saint jean qui en bas à gauche tient l’échelle jusqu’à l’aide en haut au milieu qui soutient le corps par un linge (à noter le drap blanc que Nicodème a posé sur son dos par respect pour le corps du Seigneur) ;
- pour la plausibilité de la scène, la tenaille le marteau et les trois clous ont été posés au premier plan, un des clous à cheval sur la fissure qui a fait apparaître le crâne d’Adam.
La formule étrange : Tronc-Poutre-Poutre
Reste le meilleur, que nous avons réservé pour la fin : si la copie de Liverpool est exacte, la composition de Campin est un exemple de la formule paradoxale dans laquelle le type de croix rapproche le Mauvais larron de Jésus, laissant à l’écart le Bon larron. Formule tellement étrange qu‘aucun des artistes qui se sont inspirés de la Déposition de Campin ne l’a comprise ni suivie.
L’Ancienne Ere et la Nouvelle
Nativité, Jacques Daret, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid
Dans La crèche à deux temps (Daret), nous avons analysé quelques exemples, au XVème siècle, de Nativités où coexistent une vieille poutre (représentant l’Ere sous la Loi) et un jeune bois (représentant l’Ere sous la Grâce).
Nativité, Robert Campin, vers 1425, Musée des Beaux Arts, Dijon
Et dans La crèche-ventre (Campin), nous avons monté que Campin lui-même, dans sa Nativité de 1425, avait construit sa crèche selon le même principe, en plus cryptique.
Se pourrait-il que sa Déposition soit un galop d’essai de cette iconographie, si novatrice et contre-intuitive qu’elle n’a guère fait école par la suite ?
Le panneau de droite (SCOOP !)
Le panneau de droite montre, aux pieds du Mauvais Larron, deux représentants de l’Ancienne Loi :
- le centurion romain (qui deviendra Saint Longin par la suite) porte la main sur son coeur au moment où il perçoit la vérité : « Vraiment cet homme était fils de Dieu ! » [3] ;
- le juif en turban lève la main droite comme pour professer une opinion, en posant la main sur l’épaule du centurion (ces gestes signifiant sans doute que ce sont les Juifs qui ont poussé les Romains à exécuter Jésus.)
A l’appui de cette interprétation, une subtilité négligée par le copiste : tandis que le Juif lève les yeux vers le Mauvais Larron, le centurion porte son regard au delà, vers Jésus.
Le panneau de gauche (SCOOP !)
Deux figures de la Rédemption obtenue ou espérée, la Pécheresse et le Donateur, sont postées aux pieds du Larron lui aussi pardonné dont le bandeau, démesurément long, se développe comme une floraison blanche en haut du jeune bois.
Rogier van der Weyden, vers 1435. Prado, Madrid
Cliquer pour voir l’ensemble
Ce motif du bandeau flottant au vent tel une bannière sera repris par Van der Weyden comme serre-tête pour le Maure (cheveux frisés, grosses lèvres) qui, en haut de l’échelle, tient en main deux clous sanglants.[4]
Une logique chronologique
Mais si les types de croix, « poutre » et tronc », sont utilisés par Campin pour symboliser le passage de l’Ancienne Ere à la nouvelle, pourquoi la croix du Christ est-elle du type ancien, ce qui la place mécaniquement dans le camp du Mauvais larron ?
Notons d’abord que la fissure, dans la colline du Golgotha, est un moyen visuel de séparer la croix de Jésus et celle du Mauvais Larron. De même, la croix du Bon larron n’est pas plantée sur le Golgotha, mais en arrière. Ce qui suggère une nouvelle disjonction temporelle : tout comme le donateur, le larron pardonné fait déjà partie de la Nouvelle Ere.
En transformant sa Croix en jeune bois, Campin ne fait en somme, selon une théologie rigoureuse, que déplacer le symbole de l’Arbre de Vie, de la croix du Christ (qui à cet instant n’est pas encore ressuscité) à la croix du tout premier Saint, promu sur le champ de bataille.
Cette promotion extraordinaire du Bon Larron, celui qui imite le Christ dans son humanité souffrante, s’accorde avec le message des Franciscains pour lesquels, peut-être, le retable aurait été réalisé [5].
Dans 4 De Nuremberg à Venise De Nuremberg à Venise, nous allons voir quelques répliques inattendues, à longue distance, de la Déposition de Campin.