Devant 525 prisonniers allemands
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front français des Flandres. Sous le soleil qui ne les faisait pas minables, je viens de voir 525 Allemands prisonniers. Ce sont ceux que l’armée française des Flandres prit hier, au pied des monts. Rien de sensationnel que de rencontrer des boches. Et cependant, à moi qui crains pourtant les répétitions, cela ne m’a pas paru une rengaine. Ces 525 ennemis prenaient je ne sais quel relief de nouveauté à mes yeux. Le devaient-ils aux circonstances ? à l’humeur ? Les Allemands se préparent de nouveau à nous attaquer. Je vais vous présenter ces gens qui, s’ils n’avaient été raflés, étaient destinés, dans peu de jours, à se précipiter sur nous. Devant le général français, ils défilèrent. Il y avait des officiers parmi eux. Ils prirent le commandement, se mirent en marge du rang et, allez ! La tête tournée vers notre chef, les yeux dans ses yeux, aussi raides et parfaits que devant le Kaiser, mécaniques, ils passèrent. Ils étaient nettement sans pensée. Rien, croyez-le, ne leur mordait le cœur. L’homme n’était plus fonction de son esprit, mais uniquement de ses membres. Il s’agissait de se remettre à faire avec leurs jambes les plus beaux angles aigus. Ainsi firent-ils. « Que faisais-tu ? » Après, ils eurent à boire et restèrent sur l’herbe chaude. Je les vis là. Ils étaient de toutes tailles, de toutes figures. — Qu’est-ce que tu faisais, toi ? — J’étais voyageur en chocolat. — Dans une grosse maison ? — Dans une grosse maison qui, si la guerre n’avait pas éclaté, vendrait certainement aujourd’hui dans tout le monde. — Tu en es sûr ? Il en était parfaitement sûr. Comme il est sûr qu’après la guerre elle reprendra son projet. Ils sont certains encore de nous faire acheter leurs marchandises. Quel œil il faudra avoir ! — Qu’est-ce que tu faisais, toi ? — Agriculteur. — Tu avais une grande ferme ? — Non, j’apprenais l’agriculture pour partir au Maroc. Comme c’est ça ! Nous avions conquis le Maroc, c’est eux qui allaient le cultiver. Où sont les jeunes gens de chez nous qui apprenaient l’agriculture pour partir au Maroc ? — Qu’est-ce que tu faisais, toi ? — Dentiste. — Où ? — En Suisse. — Pourquoi pas en Allemagne ? — Parce qu’il faut des dentistes allemands en Suisse. — Alors tu parles français ? — Oui. J’avais beaucoup de clientèle française. Et il rit. Il est très content. Ainsi était naturellement l’Allemagne conquérante. — Qu’est-ce que tu faisais, toi ? — J’étais dans une fabrique de meubles. — Où ? — À Francfort-sur-le-Mein. Mais c’étaient des meubles à expédier en Autriche et en France. — Seulement ? — Oui, seulement pour l’étranger. C’est sans doute que nous n’avions plus d’ébénistes en France ! — Qu’est-ce que tu faisais, toi ? — Placier en champagne. — Où ? — En Extrême-Orient, au Japon, aux Indes. Ce qu’ils ne pouvaient produire, ils le prenaient chez nous et le vendaient à l’étranger sous leur marque. Il y avait des garçons de salle – deux – mais garçons de salle allemands, en Roumanie. Dans les souliers des autres Il est plus de la moitié de ces Allemands, à cette heure désarmés et pouilleux qui, avant de nous combattre par le fer, naturellement, par la seule pente où les inclinait leur esprit national, nous tiraient dessus en pleine paix. Sur ces 525 il en est plus de 50 qui s’occupaient de nos propres affaires ; l’un à travers son bois, l’autre à travers notre vigne. Ils venaient nous servir à table, nous vendre des montres. – Celui-ci était agent en France de deux horlogeries suisses. – Ils allaient dans nos colonies prendre la place des Français que rien ne pouvait déloger de chez eux. Ce n’est pas la guerre qui de ces gens-là a fait nos ennemis. C’est leur esprit. Ils se croient mieux désignés que nous-mêmes, pour nous aider à profiter, selon leur manière, des avantages que la France tient de sa nature ou de ses victoires centenaires. Ils voulaient nous donner la main pour nous faire descendre des trottoirs comme on procède avec les enfants. Ils ont attaqué en 1914 afin de nous contraindre à cette protection. Et toute la Germanie, dont ces 525, et dont ces 50, était de cette opinion ! Regardez-les, sous le soleil, au pied de leur offensive, ces 50 qui s’étaient chargés de se mêler de nos intérêts. Je sais bien qu’ils sont sous un uniforme relâché et qu’ils n’ont pas les joues rasées, mais le regard ! Est-ce que le regard est jamais sale quand il s’agit de marquer sa supériorité ? Cherchez dans les yeux de ceux-là, les maîtres, les petits maîtres qu’ils se prétendaient. Vous n’en trouverez pas : aucune fierté même retenue ne luit dans leur prunelle. Ils n’étaient gonflés que de présomptions scolaires. Notre étoffe, à nous, est plus large. Ne chargeons donc désormais plus personne de la vendre à notre place.
Le Petit Journal
, 24 mai 1918.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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