Mêlé à nos soldats
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front français, 29 mai. « Là, là, ne t’emballe pas, tu n’iras peut-être pas si loin que tu crois ! » C’est un artilleur qui, dans les colonnes qui reculent, calme son cheval qui se cabre. Avec nos troupes qui, obéissant à l’ordre, prennent du champ, nous marchons. Où allons-nous ? Où vont-elles ? Elles ne savent pas. Elles n’ont pas besoin d’ailleurs de savoir. De haut, une main les dirige. Cela, elles le sentent. Ils ont le visage fardé par la poussière. Comme ils ont chaud. La poussière est mouillée par la sueur, ils donnent l’illusion d’être peints à l’ocre. Ils passent, entremêlés, français et anglais. Ils vont en s’aimant bien tous les deux, le kaki et le bleu. Un des nôtres me montre une compagnie cycliste de nos amis qui marche parallèlement à nous. — Tu vois, ceux-là, il n’y avait pas moyen de les faire démarrer quand l’ordre est venu ; ils s’accrochaient à leur colline comme à une bouée et tout en s’en allant ils se retournaient toujours et faisaient quelques pas en avant pour tirer encore. Deux armées manœuvrent On entend peu le canon. Ce n’est plus la guerre sur place. Comme aux grandes dates ce sont maintenant des armées qui manœuvrent. On sent les deux volontés ennemies dans le mouvement qui couvre tout ce pays. Deux colonnes allaient côte à côte sur cette route, sur cette route qui retrouve du coup son rôle de 1914, mais voilà un croisement, l’une continue droit devant elle, l’autre tourne. Chacun sait où il va. Cette certitude console le soldat. Car plus il va, moins il « avale » la nécessité de céder du terrain. Il sait bien qu’il collabore à la formation d’un plan précis, que puisque c’est une vraie bataille il faut lui donner de la profondeur, il n’a pas peur pour le lendemain, mais cette sensation de la minute même où il s’en va lui pince le cœur. C’est pour prendre de l’élan, entendu ! Que c’est amer ! — On aurait peut-être bien pu rester où on était. On aurait tenu, bon sang ! Tu tiendras, sois tranquille. Des bataillons dans la nuit La vision, dans la nuit qui doucement se met à venir, s’agrandit soudain. Petit à petit, on finit par ne plus distinguer les figures des hommes, puis c’est leur uniforme. Nous nous sommes arrêté. Nous nous sommes assis sur un talus. À travers notre fatigue, nous regardons. Ils ne parlent plus. À mesure qu’elle les enveloppe, l’ombre les rend muets. Quelques-uns fument. On voit les points rouges de leurs cigarettes, ils ne la gardent pas à la bouche, ils tirent rapidement une fumée et tournent le petit feu contre terre, ils se méfient des avions qui guettent. Ils passent. Par un mot qu’ils lâchent de temps en temps, nous reconnaissons que ceux-là sont des Anglais ; cinq minutes après, que ce sont des Français. Amicalement, ils se suivent. Nous restons là une heure, sans bouger. La route, cette heure passée, tombe déserte. Là, sur une ville proche, soudain de formidables détonations éclatent. Ils la bombardent par gothas. — Ce n’est pas des V. B. (les V. B. sont des grenades à fusil), dit une voix près de moi. Il y a donc quelqu’un près de moi ? Nous cherchons. Oui, tout le long de cette route, tout le long, couchés ou assis sur le talus, cachés par la nuit, au point qu’à dix mètres nous n’avions rien vu, des bataillons attendent. Ils se confondent avec la terre et l’herbe. Ceux-là ne partiront pas cette nuit. L’ennemi est à six kilomètres. Ils le verront venir. De temps en temps une voix s’élève parmi eux : — Eh bien ! est-ce que tu prépares le cantonnement ? dit l’un en se moquant de son sort qui désormais est de coucher dehors. Il n’y a pas de réponse. Des projecteurs, partant je ne sais d’où et se croisant, forment dans le ciel des X gigantesques. Une autre voix s’élève, celle-là chante, elle dit : C’était plus doux quand j’étais chez ma mère Qui m’ dorlotait en m’appelant son chéri. Oui, petit, je comprends ça. Que ta voix est ferme pourtant. Le silence retombe. Puis le bombardement de la ville recommence. Puis le silence retombe. Dans le village qu’on va quitter Nous nous levons. Nous longeons les bataillons couchés et faisons cinq cents mètres encore sur la route. Un village. Il est vide. Les portes des fermes et des maisons, grandes ouvertes dans la nuit, donnent la sensation du malheur. Voilà l’église, une de ses fenêtres brille. Une veilleuse veille. Nous cherchons la porte, nous entrons. Jamais nos pas, quoique retenus, n’avaient autant sonné sur des dalles. Plus une chaise, plus un banc. La veilleuse veille devant une statue d’une Vierge qui apprend à marcher à l’enfant Jésus. La pendule, oubliée, bat. Elle est toute petite et elle emplit tout. Je n’ai jamais entendu une pendule battre si fort – du moins je le crois. Au petit jour, les Boches y entreront. Nous la quittons. Je donnais le bras à Edouard Helsey. Nous allions retourner. Une femme en cheveux et qui devait courir depuis quelque temps parce qu’elle était essoufflée se précipite sur nous : — Où est le pont, nous dit-elle. Je veux m’en aller. On m’a dit que le pont était coupé. — Non, il n’est pas coupé, si le pont était coupé, nous ne serions pas ici. Nous devons y repasser aussi, nous, sur le pont. — J’aimerais mieux qu’on me fiche à la rivière en m’en allant que de retourner avec eux. Elle se remit à courir dans la nuit. Nous n’avons pas pu deviner d’où elle sortait.
Le Petit Journal
, 31 mai 1918.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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