(Note de lecture) Yann Miralles, "Méditerranée romance", par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé

Dans son avant-dernier recueil, Des terrains vagues variations, Yann Miralles explorait un paysage à l'abandon, le terrain vague, afin de rendre sensible une mémoire artistique, politique et intime dont il garde la trace. Méditerranée romance relève du même regard, même si le poète s'attache cette fois à la complexité d'un paysage marin :
« larguons les amarres
la mer
est calme et petite
et l'aventure minime
mais a
la profondeur du palimpseste » (p.7)
La Méditerranée convoque facilement, par son histoire et ses mythes, le mot « aventure ». Mais son sens est ici atténué : d'abord, rien de trop grand ni de trop violent. L'« aventure » est celle d'une poésie modeste, celle de la romance, qui trouve une intensité paradoxale dans « la ligne simple d'un mois d'août » (p.9). À partir d'elle, pourront se révéler, de mot en mot et de vague en vague, les différentes couches d'un « palimpseste ».
A travers ce mot de « palimpseste » se définit une double attention. Elle se porte en effet sur la « profondeur » du paysage, soit l'histoire qui s'y est écrite (p.34, p.42-43) et continue de s'écrire tragiquement par les migrations (p.24-28, p. 45-51), et sur la « profondeur » des mots, soit leurs sens et sonorités qui font avancer minutieusement le poème :
« la lumière s'insinue
sous le niveau
de la mer
jusqu'aux plaques
de sable & jusqu'à tes pieds nus
cette lumière
inverse au mauvais
rêve de la veille
quand l'eau était
parfaitement opaque
dans mon sommeil » (p.14)
Chaque vers et chaque mot semblent ici répondre aux précédents, les reprendre, les déborder dans un travail d'« assonance / généralisée » (p.10) . Et pourtant, cette densité sonore ne verrouille pas le texte mais l'ouvre, puisqu'on passe, au fil des sons, de la « lumière » de la mer à son opacité inquiétante et intime.
Et de même, si la romance chante d'abord « la chanson de nos gestes » (p.10), chanson lumineuse et naïve d'un présent serein vécu avec « toi » (« le présent / que nous sommes / est sans écran / autre que la somme / de la mer / et la lumière », p.17), elle aborde évidemment la tragédie de cette mer et de ces vies risquées pour la traversée, car elles appartiennent au même lieu et au même présent :
« un mot n'est jamais seul
céruléen
peut s'assombrir aussi
et méditerranée n'est pas
qu'un bloc de bleu
encerclé par des terres
ce sont aussi
beaucoup d'histoires
ensevelies » (p.21)
Sous la surface d'un mot et d'un paysage, « céruléen », la souffrance. Aux « vignettes naïves » (p.18) se superpose « l'épopée triste des temps / actuels » (p.25), et ce d'autant plus sensiblement qu'elle interroge et inquiète cette poésie. Car, là où les vers de Yann Miralles révèlent les écritures et la mémoire du paysage, au contraire l'ensevelissement (p.21), l'effacement (« parole noyées / comme effacées presque / inaudibles », p.32) et le silence (« comme un cri lent et muet », p.48) menacent la vie de « ceux / dont on ne parle / qu'à la place » (p.26). Se pose dès lors cette question : « palimpseste / de tant de voix / sous la surface / comment chanter / la gloire distante / de leur geste » (p.32) ? Comment, en effet, « chanter » cela sans précisément prendre la parole et recouvrir à son tour ces voix et ces vies ?
Yann Miralles n'impose pas une réponse – y en a-t-il seulement une ? Mais ses poèmes rejoignent une exigence d'« égard », de « soin » et de « considération » que Marielle Macé, dans son essai Sidérer, considérer, Migrants en France, 2017, tente de définir. Reprenons ses mots : « En vérité le but (est-ce choquant ?) n'est pas de singulariser chaque vie perdue. C'est presque le contraire : l'éprouver semblable, c'est-à-dire aussi dissemblable. Et s'éprouver semblables-dissemblables. Contemporains, interdépendants, égaux, devant l'être. Si toute vie est irremplaçable (et elle l'est), ce n'est pas exactement parce qu'elle est unique (même si évidemment elle l'est), c'est parce qu'elle est égale, devrait toujours être tenue pour telle. »¹
Cette attention est bien celle du poète qui, par exemple, s'interroge ainsi face à une photographie représentant une barque de migrants, titrée « Le cri » : « de qui le cri / qui saute aux yeux / en blanc sur bleu / sur cette image / qui troue ici / les bouches lourdes / et les voix sourdes / qui parle je » (p.49). L'enjeu est donc, au-delà de la compassion, de ne pas oublier et dire, à nouveau et encore, que l'autre est pleinement je. C'est là rendre compte que ces vies, parce qu'elles s'expriment malgré tout à la première personne, viennent bien « vers nous » (p.48) et nous convoquent. L'« assonance généralisée », cette manière de faire entendre la proximité et l'écart, ne serait alors pas seulement la conséquence d'un travail sonore du poème, mais une vertu, une éthique.
Enfin, la « profondeur » de cette écriture est entendue également dans les dates qui closent le recueil : « août 2014 / août 2015 / août 2016 ». Elles peuvent désigner autant les dates de trois séjours sur les rives de la Méditerranée que les temps d'écriture. Mais la répétition du mois et le changement de l'année font résonner aussi « l'alternance / du même et de l'autre » (p.44). Et plus que cela, les dates précises, par l'attention aux signes, laissent entrevoir le développement continu du poème :
« la romance dépasse
les formes répétées
elle plonge
et déborde
ou amenuise
le chiffre 8
se fait infinie » (p.44)
Ainsi la romance dérive lentement du mois d'août, le huitième, et ne cesse de rejoindre, à l'image du « chiffre 8 », le signe infini, dans un mouvement vers ce qui nous dépasse.
Antoine Bertot
Yann Miralles, Méditerranée romance, Editions Unes, 2018, 58p., 16€.
¹ Marielle Macé, Sidérer, considérer, Migrants en France, 2017, Verdier, août 2017, p.28
² Photographie d'Alfredo D'Amato commandée par l'UNHCR