Hakim Bah est l’auteur de plusieurs textes de théâtre et de poésie, parmi lesquels Sur la pelouse (2013), Ticha-Ticha (2015) ou encore Convulsions (Prix RFI Théâtre en 2016). Pour Africultures, il revient sur ses processus d’écriture, après avoir parlé de son compagnonnage avec le théâtre du Tarmac à Paris : http://africultures.com/hakim-bah-partir-dautres-oeuvres-creer/.
La violence, dans certains de vos textes, comme Convulsions ou Tâchetures, est assez littérale, crue, mais on sent bien aussi qu’elle est métaphorique. David Rousset, dans un autre contexte, parlait de « torture » pour évoquer cette manière de livrer, sans médiation, les rapports interhumains à la nudité brute et arbitraire des rapports de pouvoir. Est-ce ce que vous cherchez à explorer, dans certaines de vos œuvres, cet écrasement non médié de l’homme par l’homme ?
J’ai grandi dans un pays où les hommes écrasent d’autres hommes tout le temps et j’ai aussi hérité de cette histoire-là, ce qui apparaît dans Le Cadavre dans l’œil. La première république, je ne l’ai pas vécue, j’en ai hérité, mais la torture est un mot omniprésent en Guinée, un mot qui s’est banalisé, on a l’impression qu’il ne fait plus mal. Cette violence est aujourd’hui encore omniprésente, c’est un cycle qui se perpétue malgré les changements politiques. Il y a aujourd’hui des quartiers de Conakry, là où j’habitais pas exemple, qui sont des « zones de turbulence ». J’avais créé une compagnie en Guinée qui s’appelait d’ailleurs « zone de turbulence ». Dans ces quartiers, la menace est permanente, il y a des manifestations, des militaires, des barrages. J’entendais les balles, les coups. La violence est là, elle est présente, mais on vit avec. On essaie de créer une certaine amitié avec elle. La première fois que j’ai été à Ouaga, j’ai éprouvé la liberté de pouvoir marcher dans les rues la nuit, seul, à trois heures du matin. A Conakry, ce n’était pas du tout possible.
Je ne sais pas si ça peut expliquer ou pas la violence qu’il y a quelques fois dans mes textes.
Quand vous est venue l’envie d’écrire ?
Justement elle est venue, en 2006, je passais le baccalauréat, le pays était paralysé. Il n’y avait personne dans les salles pour nous faire passer le bac. On est descendu dans la rue pour aller demander des comptes aux autorités, et pas mal de jeunes lycéens ont été tués ou emprisonnés. Il y a eu l’état d’urgence, le couvre-feu, on entendait des coups de feu tout le temps. Ça a duré des semaines et moi ça me faisait peur. J’écoutais la radio, RFI, je notais toutes les informations et mes premiers écrits, poétiques, sont partis de ça. Mais je ne choisis pas de parler de certaines violences, il n’y pas de revendication derrière. Je fais confiance à la fable, à l’histoire. Je crois aux pouvoirs de la fiction, de la chose racontée et du personnage qui porte cette parole, qui porte l’histoire, qui nous fait pleurer, qui nous fait rire. Une œuvre reste dans ta tête et continue à faire son chemin. Je ne cherche donc pas forcément à combattre cette violence, je raconte des histoires qui se trouvent souvent être des histoires violentes, mais ce qui m’intéresse c’est de montrer ce qu’elles portent de rires et de larmes. Le texte est un corps dans lequel ces deux dimensions cohabitent. Quelquefois j’aime bien aussi jouer de la violence. Le bourreau trouve une certaine jouissance dans cette violence, il oublie la douleur de l’autre. C’est ce qui se passe dans la première scène de Convulsions. La violence est un jeu d’accumulation.
Justement, vous utilisez beaucoup de figures de la répétition dans vos textes. Est-ce une façon de donner une forme à cette violence ? Est-ce plutôt lié à un certain plaisir de raconter, à la recherche d’une forme d’incantation ? L’utilisation de ces répétitions poursuit-elle toujours les mêmes effets ?
Quand j’ai commencé à écrire des récits, je faisais énormément de répétitions, et c’est en venant à l’écriture de théâtre que j’ai trouvé une certaine liberté. C’était comme l’endroit où cette répétition avait sa place. Les répétitions ne sont pas employées de la même façon dans Sur la Pelouse et Convulsions, par exemples, mais s’il y a une fonction générale, on pourrait dire que quand je prends un mot, j’aime le presser, comme du jus, avant de passer à un autre. J’aime voir comment un même mot ou une même expression se transforme sous l’effet de ces répétitions, comment cela peut créer de la vie. Pour moi, cela fait partie du corps, de l’âme, de mon écriture et des personnages que je convoque. Je suis dans la parole. Quand j’écris, je lis à haute voix, j’aime entendre comment ça résonne. L’écrit théâtral est pour moi une écriture de parole, et la parole, même dans la vie, est souvent répétition. Et la répétition crée d’autres tournures : on ne reprend pas à l’identique. Et dans l’écriture, le fait de ne pas lâcher le mot, prendre une phrase et rester là, en changeant juste quelques petits éléments, je trouve ça beau. Cela crée une musique.
Et cette façon que vous avez de « presser » le mot, ou les expressions, comme du jus, est-elle vraie aussi des situations et des personnages ? S’agit-il de les faire aller jusqu’au bout des situations ?
Oui, c’est d’ailleurs ce qui fait que mes scènes sont parfois très longues. J’aime aller jusqu’au bout, jusqu’à l’étouffement. J’aime beaucoup le mot « étouffement ». J’aime étouffer la situation. Ce que j’aime le plus, au théâtre, c’est partir d’une petite situation, et l’ouvrir, y faire entrer le monde. C’est comme un ballon que l’on gonflerait.
Pousser une situation à son paroxysme n’est pas forcément évident ensuite lors du passage à la scène, à la représentation. Comment se passent les collaborations avec les metteurs en scène ? Lorsque vous écrivez, vous projetez-vous dans des visions de ce que vous verriez sur le plateau ?
Je conçois l’écriture comme un geste et la mise en scène comme un autre geste. Je considère l’écriture théâtrale comme une littérature. C’est la littérature, la littérature dramatique, qui m’intéresse dans le théâtre. C’est une écriture qui ne cherche pas tout de suite à s’asseoir sur une autre écriture, qui est celle du plateau. Je ne sais jamais comment ce que j’écris se met en scène. Quand je viens voir jouer mes pièces, je ne viens pas avec des attentes. Je viens regarder ce qu’un autre artiste a voulu dire à partir d’une proposition. Dans l’écriture, j’aime ouvrir des possibilités. Dans Convulsions, je dis qu’il y a un sofa, si on décide qu’il y a un sofa.
A propos de Convulsions, vous y reprenez un mythe tragique. Dans la Nuit porte caleçon, le tragique prend les atours du pleurer-rire. Gentil petit chien offre aussi une réflexion sur le héros. Quel est le rapport de vos textes à la tragédie ?
J’aime les mythes, les mythes tragiques. Ils sont les bases pour inventer, construire autre chose. Quand je relis Gentil petit chien, je me dis qu’il y a un peu d’Antigone dedans. Il y a une force dans la tragédie. Tout de l’humain est dedans, jusqu’où l’humain est capable d’aller. Dans Convulsions, j’ai voulu affirmer cette force, garder la base et inventer d’autres situations. J’ai voulu garder les noms, cette parole mythique : il est écrit « tel personnage dit », comme si la parole était un peu sacrée. Mais je n’ai pas de recette pour écrire, à chaque fois c’est comme la première fois, je ne me dis pas « tu as écrit plusieurs textes, maintenant tu sais », ça me prend toujours beaucoup de temps, c’est toujours un peu douloureux. Mais j’aime cette autre première fois, ça permet de tout remettre en cause tout le temps, d’ouvrir d’autres possibilités. Et un mythe, par exemple, c’est une base qui le permet. Mais quand je le convoque, c’est aujourd’hui. Par exemple, actuellement je travaille avec des jeunes de la MLDS (Mission de Lutte contre le Décrochage Scolaire) sur Médée. On la transpose, on la déplace, aujourd’hui, à Montreuil, tout en gardant les noms des personnages. La fable de Médée peut tout à fait se placer dans des endroits comme les banlieues françaises aujourd’hui et y trouver une vraie résonance.
Et à travers la tragédie, est-ce la question du libre-arbitre face au destin ; de la possibilité ou de l’impossibilité de la liberté humaine que vous posez ?
Quand j’écris, je pense à la fable. Le discours vient après. Si je pars du discours, j’oublie les personnages. Le texte fonctionne comme un miroir pour le lecteur et le spectateur, un miroir qui pousse à réfléchir. Ce qui m’intéresse c’est de montrer la complexité de l’humain, mais à travers nos histoires, parce que nos histoires nous racontent, ce ne sont pas les discours qui le font.
Vous parlez beaucoup de la fable, du pouvoir des histoires, de la fiction. Qu’apporte finalement la fiction pour vous ?
La fiction me permet de mieux comprendre le réel. Quand je dis que je pars du réel, c’est que je pars d’une petite situation, d’une phrase, d’un fait divers, et ensuite les questions viennent. Comment cet homme en est-il venu à jeter sa femme par la fenêtre etc… Cela me permet de comprendre le réel, de comprendre comment on en est arrivé là. La fable permet d’essayer de s’approcher, par l’imagination, de ce que ne dit pas le fait divers. En m’éloignant du réel, par la fiction, je le comprends mieux, car je rentre dans la complexité des choses. Cela me donne la liberté de mieux entrer dans le corps de l’autre, mieux savoir ce qu’il traverse.
Quels sont vos projets désormais ?
Convulsions va être créé au Théâtre des Halles d’Avignon, puis repris en janvier-février 2019 à Théâtre Ouvert. Je dois aussi partir en résidence d’écriture dans le Yukon au mois de janvier, dans le cadre d’un dispositif du Théâtre de la Tête noire qui permet à des auteurs de choisir une destination dans le monde pour partir en résidence d’écriture. Le travail sur Fais que les étoiles me considèrent davantage m’a permis de rencontrer l’œuvre de Jack London et des territoires comme le Yukon, j’ai envie d’affronter cette situation. Enfin, il y a le festival L’Univers des mots que j’organise à Conakry. La 4e édition s’est tenue en 2017.