Tout le monde connaît l'aphorisme de Lord Acton (1834-1902):
Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument.
Il est en fait tiré d'une lettre que cet éminent professeur d'histoire contemporaine à Cambridge écrivit le 5 avril 1887 à l'archevêque Mandell Creighton.
Lord Acton est, autrement, peu connu. Dans sa préface à Le pouvoir corrompt, Jean-Philippe Vincent le dépeint en quelques termes qui le résument:
Lord Acton était un aristocrate britannique, un européen dans l'âme, un historien, un catholique, un libéral et un penseur de première force.
Comment un libéral, de surcroît catholique, n'aurait-il pas d'affinités avec un tel homme à partir d'un tel résumé?
En tout cas, pour le mieux connaître, la Bibliothèque classique de la Liberté, une des collections des éditions Les Belles Lettres, publie pour la première fois en français des textes de ce penseur. Ces textes sont trois conférences:
- Conférence inaugurale sur l'étude de l'Histoire, à Cambridge, le 11 juin 1895
- De l'histoire de la Liberté dans l'Antiquité, au Bridgenorth Institute, le 21 mai 1877
- De l'histoire de la Liberté au sein du christianisme, au Bridgenorth Institute, le 28 mai 1877
De ces trois conférences, le lecteur retient qu'il a surtout affaire à un historien.
Dans sa première conférence, Lord Acton fait cette remarque prémonitoire:
Nous ne sommes qu'au début de l'ère documentaire, appelée à rendre l'histoire indépendante des historiens, à développer la connaissance aux dépens de l'écriture, et à accomplir une révolution dans d'autres domaines scientifiques également.
Et donne une clé banale de l'histoire qui permet de savoir que le règne de l'absolutisme n'est plus:
Vous le saurez grâce à certains signes extérieurs: le principe de représentation, la disparition de l'esclavage, le règne de l'opinion, et d'autres exemples du même genre; vous le verrez encore mieux par des témoignages moins évidents: la sécurité dont jouissent les plus faibles et la liberté de conscience qui, lorsqu'elles sont garanties, garantissent le reste.
Dans la deuxième conférence, dans le même esprit, il dit:
Le test le plus sûr qui nous permet d'estimer si un pays est réellement libre, c'est celui qui mesure le degré de sécurité dont jouissent les minorités.
Et qui peut opprimer une minorité sinon une majorité, ce qui est pire encore que de l'être par une minorité?
Il observe aussi, en historien, à l'instar des anciens, que tout principe de gouvernement existant isolément est porté à son comble et déclenche une réaction:
La monarchie se durcit et se mue en despotisme. L'aristocratie se contracte et devient oligarchie. La démocratie prend de l'ampleur et cède à la domination numérique.
Pour pallier ces dérives, l'Antiquité a l'idée du fédéralisme - multiplier les centres de pouvoir et de débats - sans en explorer suffisamment en théorie les propriétés.
Pour Lord Acton, la liberté n'est pas qu'un moyen servant à atteindre un objectif politique plus noble. Elle est en elle-même cet objectif le plus noble qui soit. Si l'on en a besoin, ce n'est pas dans le but de mettre sur pied un mode de gestion publique de qualité, mais pour s'assurer que l'on pourra sans risque nourrir les plus hautes ambitions dans la société civile comme dans la vie privée.
Lord Acton déplore également, dans l'Antiquité, l'absence de trois données: le gouvernement représentatif, l'émancipation des esclaves et la liberté de conscience...
L'égalité en droit découle de l'égalité devant Dieu:
Devant Dieu, il n'est ni Grec ni barbare, ni riche ni pauvre, et l'esclave est à la hauteur de son maître, car par la naissance tous les hommes sont libres; ce sont les citoyens de cette communauté universelle qui inclut le monde entier, où nous sommes tous les frères d'une même famille, et les enfants de Dieu.
A la fin de la deuxième conférence Lord Acton rappelle les paroles du Seigneur:
Rendez à César ce qui appartient à César, et rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu.
Il commente: Ces paroles [...] attribuèrent au pouvoir civil, sous la protection de la conscience, un caractère sacré qui n'avait jamais été le sien, et lui imposèrent des limites qu'il n'avait jamais acceptées; et ce caractère, ces limites signifiaient le reniement de l'absolutisme et la consécration de la liberté.
Cette fin introduit bien la troisième conférence.
Lord Acton fait un constat d'historien:
Si l'on regarde en arrière pour contempler ce millénaire, que l'on nomme le Moyen Âge, et dresser le bilan de l'oeuvre accomplie pendant cette période et visant non point, certes, à atteindre la perfection dans la conception des institutions, mais pour le moins à chercher à comprendre la nature de la politique dans sa vérité, voici ce que l'on découvre: le gouvernement de type représentatif, inconnu dans l'Antiquité, était devenu un modèle quasi universel.
C'est alors que Machiavel vint, avec sa théorie immorale, un enseignement qui donna une considérable impulsion à l'absolutisme en faisant taire les consciences des monarques à l'esprit très religieux, et gomma en grande partie les distinctions entre le bien et le mal.
La religion devint, chez les despotes, un prétexte leur permettant de déployer leur art criminel...
Lord Acton ajoute: Sans nul doute la médecine propre à soigner la maladie dont languissait l'Europe était celle-ci: il fallait que les hommes comprissent que le pouvoir n'existe pas de droit divin, et que le pouvoir arbitraire constitue une violation de ce droit divin.
Lord Acton poursuit: La notion selon laquelle la liberté religieuse est le principe qui rend possible la liberté civile, et que cette dernière est la condition nécessaire pour qu'existe la liberté religieuse, constitue une découverte à laquelle ne peut prétendre que le XVIIe.
Et de citer les noms de grands auteurs, liés au parti whig, tels que Burke ou Macaulay, au sujet des chefs de la révolution anglaise qui furent les ancêtres légitimes de la liberté du monde moderne...
Il se félicite donc - il n'est pas un Anglais pour rien - de ce qu'une part considérable de l'éprouvant combat et de l'effort de réflexion et d'endurance grâce auxquels l'homme aura pu se délivrer du pouvoir de l'homme aura été l'oeuvre de nos compatriotes, et de leurs descendants installés dans d'autres territoires.
Il est optimiste: Si l'on a raison de tirer quelque orgueil du passé, l'avenir est encore davantage chargé d'espoir.
Le temps n'est-il pas, comme l'écrit Chantal Delsol dans Les pierres d'angle, semblable à une spirale qui tourne sur elle-même tout en s'élevant?
Francis Richard
Le pouvoir corrompt, Lord Acton, 144 pages, les belles lettres (traduit de l'anglais par Michel Lemosse)