Les contrôles en tous genres se multiplient

Publié le 03 juillet 2008 par Torapamavoa Torapamavoa Nicolas @torapamavoa



**LES CONTRÔLES EN TOUS GENRES SE MULTIPLIENT
Les contrôles en tous genres se multiplient. L’’application du protocole régissant les annexes VIII et X continue sournoisement à exclure du régime d’indemnisation chômage des dizaines d’artistes et techniciens. Il est temps de comprendre ce qui se passe, quelles volonté politiques se cachent derrière ces contrôles et ces exclusions. Voici un texte qui reflète la situation actuelle et qui propose des pistes de réflexion pour se regrouper et agir à la veille des prochaines renégociations UNEDIC....
extrait de
Liste d'info de la Coordination des Intermittents et Précaires d'Ile de France
Site internet: http://www.cip-idf.org

À ces mots on cria haro sur le baudet.
Un loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Les animaux malades de la peste — Jean de la Fontaine
Un mal qui répand la terreur
Une peur sournoise qui s’infiltre dans les salles de répétition, sur les plateaux de tournage, dans les bureaux des théâtres ; une inquiétude sourde qui modifie les actes, les discours et les pensées de chacun ; un monstre bureaucratique qui méduse les oppositions : ce qu’on rassemble sous le nom générique de « contrôle » apparaît bien comme un mal qui répand la terreur.
Dernièrement, une pétition protestant contre l’attribution par les Assedic d’un numéro d’objet pour chaque nouveau spectacle a rassemblé plus d’un millier de signatures de représentants de compagnies. Ces derniers sentaient bien que ce dispositif ne serait pas simplement un « outil de traçabilité » protégeant le monde du spectacle comme les mêmes types de dispositifs protègent les consommateurs de viande bovine, mais un dispositif de flicage et de répression des comportements d’emploi des intermittents.
Depuis plusieurs mois une politique de contrôle des intermittents et des structures qui les emploient est menée. Ces contrôles diligentés par plusieurs organismes ou ministères ont pris des formes ubuesques et parfois scandaleuses. On se souvient il y a un an de ces intermittents d’Annnecy appréhendés par la police, fouillés au corps et gardés à vue à la suite d’une plainte des Assedic. Aujourd’hui c’est un funambule à qui les Assedic réclament le remboursement d’un trop-perçu de cent mille euros, l’accusant d’être son propre employeur.
D’un point de vue général, ce sont tous ceux qui ne sont pas employés en CDI qui sont désignés à l’opprobre, accusés d’être des fraudeurs professionnels ou d’occasion, coupables de ne pas travailler ou de ne pas travailler comme il faut sur le même rythme, sur le même mode qui serait celui des honnêtes gens, ceux qui bossent et se lèvent tôt.
On peut s’indigner ou rire de ces discours nous dénonçant comme des assistés, on peut dénoncer la répression qu’ils annoncent. Cependant, cette suspicion lancée sur nos modes de vie, cette pénalisation de nos pratiques n’obéit pas à un air du temps, une météorologie médiatique dont les foudres s’abattraient au petit bonheur sur les enseignants, les cheminots en grève, les immigrés clandestins, les incendiaires du samedi soir. Les dispositifs bureaucratiques de contrôles qui se multiplient (depuis la licence d’entrepreneur du spectacle jusqu’au nouveau numéro d’objet qui devra orner chaque feuille de salaire d’intermittent), les accusations de fraudes lancées par les Assedic dès qu’ils constatent une quelconque anomalie sur les feuilles de pointage, la mise en place par le gouvernement de nouveaux organes interministériels de lutte contre le travail illégal, les contrôles opérés sur les compagnies les plus inexpérimentées et les plus fragiles, ne sont ni un disfonctionnement imputable au zèle de quelque fonctionnaire obtus, ni la traduction courtelinesque d’une machine bureaucratique produisant naturellement du formulaire comme la forêt amazonienne produit du carbone.
Au contraire, ces contrôles obéissent à une volonté politique.
Un dispositif politique
Programmés depuis août 2003, les contrôles sont une des rares promesses tenues par les gouvernements successifs pour répondre au mouvement des intermittents. La signature du protocole actuel régissant les annexes 8 et 10 était conditionnée par la CFDT à l’engagement par le gouvernement de mener ces contrôles. La CFDT l’a donc voulu, le Médef l’a signé, l’Unedic et le gouvernement l’applique.
Il convient aussi de rappeler que la lutte contre les abus, responsables supposés du déficit des annexes 8 et 10, fut (à tort ou à raison) une exigence d’une partie du mouvement des intermittents. Étaient visés à l’époque les grandes entreprises de l’audiovisuel public ou privé déclarant comme intermittents des salariés travaillant de fait comme permanents (des permittents).
On pourrait applaudir à ce sursaut vertueux. Mais, après nous être plongés depuis trois ans dans cette question des contrôles, force est de constater que ni l’enjeu économique, ni le scrupule moral ne sont centraux dans la dénonciation des abus et la lutte contre la fraude.
L’enjeu est, à notre sens, de disposer -avec les contrôles- de la seconde mâchoire d’un piège qui se resserre sur les intermittents. La première mâchoire fut constituée par le protocole de 2003 qui brisait l’annualité, et donc la temporalité de travail des intermittents qui permettait d’échapper à l’aliénation du temps de travail. La seconde mâchoire vise à démantibuler les pratiques d’emploi qui sont les nôtres, à briser notre capacité à nous rassembler pour travailler, et donc aussi à nous constituer en force politique.
Le but de cette politique n’est pas de nous interdire de produire des spectacles ou des films, elle ne vise pas à brimer l’expression artistique. Cette politique vise à transformer les assistés que sont supposés être les acteurs de la culture en entrepreneurs d’eux-mêmes, à les faire passer -si possible de façon consentante- de l’assistanat débilitant à la saine concurrence. L’enjeu pourrait paraître anecdotique, eut égard à l’ensemble des offensives qui sont menées sur ce terrain d’une « remise au travail » par des forces hétéroclites qui vont de l’UMP au PS, du Médef à la CFDT. Il ne l’est pas dans la mesure où la forme de vie artistique, de marginale qu’elle était, est devenue centrale dans notre société. Créatif, disponible, mobile, en perpétuel apprentissage, adaptable, l’artiste représente le salarié idéal des inventeurs du mot « employabilité ».
Ce salarié idéal avait deux défauts. D’abord, des droits sociaux qui lui permettaient de refuser, donc de choisir ses emplois. Ensuite, des pratiques d’emploi qui lui permettaient d’échapper aux cadres rigides de l’emploi, et notamment à une de ses normes majeures qui est le lien de subordination. Avec le protocole actuel régissant les annexes 8 et 10, la question des droits sociaux des intermittents est en passe d’être liquidée. Les contrôles permettront de rétablir la norme sociale de la subordination si nous ne parvenons pas à nous y opposer.
Tous ne mourrait pas mais tous étaient touchés
Depuis trois ans se réunit à l’intérieur de la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile-de-France une commission intitulée Face aux contrôles. Elle s’est constituée devant l’afflux soudain de demandes de renseignements, de conseils, d’aides émanant d’intermittents subissant un contrôle mandataire des Assedic, un refus de renouvellement de licence d’entrepreneur du spectacle de la Drac, ou accusés de fraude pour avoir vu leurs heures d’enseignement artistique déclaré sous forme de cachets. Certains de ces intermittents posaient des questions embarrassantes : une compagnie sans argent peut-elle avoir ses comédiens payés au Smic horaire, et deux heures par jour durant le festival d’Avignon ? Que répondre ? Si vous n’en n’avez pas les moyens ne jouez pas ? Alors que si cette réponse leur avait été donnée de manière constante pendant des années, bien des directeurs actuels de Théâtres ou de Centres Dramatiques Nationaux n’auraient jamais pu commencer leur carrière. Nous avons rassemblé, et continuons de rassembler ces témoignages. Tous témoignent d’un désarroi, d’une incompréhension, d’une douleur et d’une colère face à l’expression d’une suspicion infamante à l’égard des plus innocentes ou des plus obligées de nos pratiques.
Le fond de l’affaire, et ce qui motive la continuité de notre action sur ce sujet, est que comme dans la fable, si nous ne sommes pas tous contrôlés, en l’état actuel de la législation, nous sommes tous potentiellement coupables. En effet, même si nous proclamons de bonne foi que les compagnies ne sont pas des associations de malfaiteurs, nous savons aussi que chaque déclaration mensuelle de situation est discutable, que chaque déclaration de nombre d’heures, de jours, d’emploi est problématique ou ambiguë. Et nous savons aussi que la plupart des bureaux des associations supposés diriger les compagnies de théâtre sont des fictions, masquant le fait que les intermittents les dirigent et sont chacun leur propre employeur.
L’une des difficulté principale à laquelle nous nous sommes heurtés dans le travail de notre commission a été de chercher le point commun qui unissait ces centaines de cas distincts, ces accusations diverses allant du travail au noir, à la fraude aux Assedic, au travail dissimulé, à la sur-déclaration ou la sous-déclaration des périodes d’emploi, à la mauvaise qualification du travail. Les organes de contrôles sont d’ailleurs aussi extrêmement divers. Certains sont du ressort du Ministère de la Culture, d’autres du Ministère du Travail, les activités de certains bureaux relèvent d’un suivi interministériel. On ne peut s’empêcher de sourire en découvrant qu’une « brigade de répression de la délinquance astucieuse » du Ministère de l’Intérieur est, -entre autres choses- chargée de surveiller les fraudes des intermittents .
Pour notre part, la commission à laquelle nous participons n’a, à aucun moment récusé la nécessité de payer les charges sociales ni celle de travailler en conformité avec le code du travail. Ce que nous contestons, c’est la manière dont ces contrôles sont menés, et plus largement les dispositifs réglementaires ou législatifs totalement inadéquats à nos pratiques et à nos usages.
Depuis trois ans notre commission s’est aussi heurté à l’individualisation grandissante des situations. Ainsi, si les intermittents en butte à un contrôle viennent nous confier leur situation, si nos avis ou conseils leur permettent d’éviter les dangers les plus évidents, force nous est de constater que la solution des conflits est souvent individuelle. Par exemple, certains, peu confiants en la justice de leur pays, et terrorisés par les menaces des contrôleurs, ont préféré abandonner leur compagnie, trouver un autre métier et payer durant des années les sommes réclamées par les Assedic.
Par ailleurs, les décisions individuelles de défense politique peuvent entraîner des conséquences collectives pour des salariés, qui pour être intéressés à l’affaire ne sont pas parties prenantes dans cette décision de défense politique. Ainsi, nous avons pensé un instant écrire un manifeste qui, à l’instar du manifeste dit des « deux cent quarante trois salopes » reconnaissant dans les années 60 avoir avorté, regrouperait un nombre significatif d’artistes reconnaissant avoir fait répéter ou avoir répété sans être payé, avoir déclaré sous forme de cachets des heures d’enseignement, ou proclamant être le dirigeant de l’association qui l’emploie de façon intermittente. Hélas, ce type d’aveux, pourraient entraîner un contrôle mettant en cause non seulement l’artiste, mais tous les salariés employés par sa compagnie. En effet, les contrôles ne visent pas uniquement à réprimer une fraude présente, mais à contrôler les activités d’une association ou d’un intermittent sur plusieurs années antérieures. On peut au reste se scandaliser à juste titre de cette justice rétroactive : c’est ainsi que le funambule du Jura se voit réclamé le remboursement de dix ans d’indemnités Assedic !
Nous nous sommes pourtant attelés à un projet de défense collective. Le but du présent texte est d’ailleurs (entre autres choses) de nourrir la réflexion commune menée avec d’autres organisations concernées.
Qui c’est qui commande ?
La première réponse qui vient spontanément à l’esprit face aux contrôles est de réclamer le financement de la culture qui permettrait de payer à son juste prix- à supposer que celui-ci existe- le travail artistique. Et ce faisant, de supprimer la majeure partie des fraudes qui est du travail bénévole ou sous-déclaré. Cependant, les récentes évolutions budgétaires du Ministère de la Culture ne semblent pas prendre cette direction. L’heure est aux baisses budgétaires, essentiellement supportées par les compagnies indépendantes, et dont les structures étatiques (Scènes Nationales, CDN) ont su non sans cynisme être exemptées en Ile-de-France. Dans ces conditions, où trouver les budgets qui permettraient de payer les répétitions non rémunérées traquées par les contrôleurs des Assedic ? Pour l’heure le seul financement qu’ont trouvé le Ministère de la Culture comme les théâtres accueillant les spectacles est dans la trésorerie des compagnies et dans le portefeuille des intermittents : dans les acrobaties financières des associations et dans le bénévolat des artistes et des techniciens. La charge financière, juridique et morale que constitue la feuille de paye est un mistigri dont les collectivités locales,comme les théâtres, essayent de se débarrasser auprès des compagnies. Le rapport de force ne leur étant guère favorable, ces dernières ne peuvent que l’accepter. Elles l’acceptent d’autant plus volontiers que cette situation d’employeur leur permet de se constituer une marge de liberté à la fois réelle et illusoire. Au fond, les directeurs de compagnies sont encore les derniers à accepter de se comporter en patrons, et non en entrepreneurs. Pour le meilleur et le pire, ils endossent la défroque du pater familias qui couvrait encore récemment le patron, et non sans paternalisme parfois, prennent la responsabilité de l’emploi, du contrat, de l’engagement, du souci de l’autre qu’est l’employé. Ce faisant, ils acceptent que le théâtre ou la collectivité locale qui est le véritable donneur d’ordre, deviennent des clients, et eux des fournisseurs de prestations artistiques.
Cette situation paradoxale a une traduction dans les chiffres. L’enquête sociologique[1] <#_ftn1> menée par la Coordination des Intermittents et Précaires a montré que parmi le millier d’intermittents qu’elle a interrogé, un tiers sur l’ensemble de la France reconnaissent être à la fois l’employeur et l’employé d’une des associations qui les emploient. En région, le pourcentage monte jusqu’à quarante quatre pour cent.
Au regard de la législation et des contrôleurs des Assedic, cette situation est illégale. On ne peut à la fois décider de son embauche et de son licenciement et bénéficier des allocations réservées aux salariés privés contre leur volonté de leur emploi.
Lors d’une occupation des bureaux de la Dilti (l’organisme interministériel chargé de la répression du travail illégal), nous avons demandé à son responsable quelle réponse il apporterait aux quelques trente mille employeurs/employés que son service allait immanquablement débusquer lorsque ceux-ci demanderont comment ils auraient du se mettre en règle avec la loi. « En créant une entreprise en nom propre » nous fut-il répondu.
Cette réponse constante, comme l’observation des évolutions de la société qui encourage chacun chaque jour un peu plus à devenir l’entrepreneur de lui-même, nous fait penser qu’une augmentation des subventions distribuées par le Ministère de la Culture pour indispensable qu’elle soit, ne réglerait pas le problème de fond, qui est, à notre sens, idéologique et pas comptable, politique et pas économique.
Ce que traquent les Assedic, ce qui fait horreur aux adversaires de l’intermittence, ce n’est ni l’augmentation du déficit des annexes 8 et 10, ni la médiocrité supposée de la production artistique française comme ils le clament, mais l’invention d’un type de production, d’une organisation du travail, d’un mode de vie qui déjoue depuis plus de vingt ans les normes du salariat, et sape, consciemment ou non, le lien de subordination qui scelle le contrat entre l’employeur et l’employé.
C’est la raison pour laquelle, parmi l’armada hétéroclite des contrôles nous avons voulu nous concentrer sur un seul type de contrôle, à notre sens emblématique de tous les autres : le contrôle mandataire . Nous faisons volontairement l’impasse sur d’autres formes de contrôle qui ne sont pas moins pernicieux comme les contrôles sur les champs d’application (on reproche à un employé de ne pas avoir un emploi compatible avec le code naf de son employeur, ou d’exercer des activités ne relevant pas de son emploi : pour un comédien de conduire un camion, où un trapéziste d’aider à monter le chapiteau). Nous n’évoquerons pas non plus les contrôles à venir sur le numéro d’objet (qui permettra de vérifier si tel employé , tel jour travaillait sur tel projet et uniquement sur ce projet là, avec les autres salariés employés exclusivement pour ce projet là). Non pas que ces modes d’inquisition ou de délire taxinomique ne nous préoccupent pas, mais ils nous semblent moins emblématiques et politiquement moins significatifs.
Le contrôle mandataire vise à prouver par l’accumulation de preuves concordantes qu’un salarié n’a pas de lien de subordination avec son employeur, et dirige de fait l’association qui l’emploie : il signe des chèques au nom de l’association, il a un lien de parenté avec un membre du bureau, le siège social est à la même adresse que son domicile par exemple. Remarquons qu’un seul de ces faits ne suffit pas à prouver la gestion de fait, mais que leur addition, qui est souvent le fait d’intermittents qui ne peuvent déléguer cette gestion par manque de moyens, dénonce l’absence de subordination, et entraîne les poursuites juridiques.
Rien n’est plus insupportable aux hommes que d’être soumis à leurs égaux et d’être dirigés par eux. (Baruch Spinoza)
Cette délicate et complexe question du lien de subordination mérite ici d’être développée.
Nous savons que soulevant cette question, nous prenons le risque d’un désaccord profond avec les alliés syndicaux traditionnels de la Coordination.
La définition juridique du salariat par la subordination[2] <#_ftn2> est le résultat d’un siècle de lutte syndicale pour imposer la reconnaissance du rapport asymétrique entre l’employeur et l’employé. La théorie libérale imagine ce rapport comme un échange entre deux libres propriétaires de deux marchandises différentes. L’un donne sa force de travail, l’autre de l’argent. L’échange entre propriétaires supposés égaux serait régulé par le marché.
Marx s’était déjà employé à démontrer l’aspect spécieux de cet échange, en observant que d’abord la marchandise échangée est inséparable du corps du salarié et que dans les conditions de la production capitaliste, le salarié ne peut être qualifié de libre . N’ayant pas d’autres ressources, il est obligé de vendre sa force de travail, -c’est-à-dire ses capacités physiques et intellectuelles - pour vivre.
Le salarié vend la disponibilité de sa force de travail : une fois le contrat établi, l’usage de cette marchandise (l’usage de ses capacités physiques et intellectuelles) est à la discrétion de l’acquéreur.
Les luttes syndicales et politiques depuis le dix-neuvième siècle, ont globalement visé à réduire le pouvoir discrétionnaire de l’employeur dans son usage de la force de travail du salarié. Il faut rappeler que, pendant longtemps, elles visaient non pas l’aménagement, mais l’abolition du salariat et donc l’abolition de la subordination : les choses sont allées comment elles sont allées et les syndicats se retrouvent aujourd’hui à défendre le salariat et la subordination.
La définition du salariat par la subordination est donc un acquis de ces luttes syndicales. Elle implique, ce qui n’est pas négligeable, depuis la moitié du vingtième siècle l’accès à la Sécurité Sociale pour le salarié, qui voit ainsi compensée l’asymétrie de sa relation avec son employeur. L’entrepreneur, défini par son autonomie ou indépendance n’y a, lui, pas droit.
Mais cette victoire du mouvement ouvrier est paradoxale. En imposant la reconnaissance de l’asymétrie dans la relation employeur/salarié, elle institutionnalise la subordination. Les catégories juridiques d’autonomie et de subordination consacrent une division et une hiérarchie des fonctions et des rôles sociaux. Pour l’employeur, le commandement , l’activité , l’indépendance et la liberté d’entreprendre. Pour le salarié, l’obéissance , la passivité , la dépendance et l’exécution.
Il s’agit donc d’une conquête à double tranchant. En posant des limites et un cadre juridique à l’usage de la force de travail, elle donne des droits aux salariés, mais, en même temps, elle légitime et reconnaît la subordination comme seule modalité d’exercice des capacités intellectuelles et physiques des salariés.
Les choses se compliquent lorsqu’à partir des années 60 des millions de salariés luttent, non seulement pour défendre et élargir leurs droits de salariés, mais commencent aussi à bricoler, produire, inventer des pratiques de travail, d’emploi et de chômage qui leur permettent de fuir, d’esquiver, de contourner la subordination.
Autour de 68 se produit un tournant politique fondamental : ce n’est pas seulement la subordination salariale qui est mise en discussion, mais au fond, toute forme de subordination. La subordination de la femme à l’homme, des enfants au père, des élèves aux maîtres, des jeunes aux vieux. C’est la question de l’autorité et du gouvernement des conduites dans tous les domaines de la vie dont nous avons étudié les modalités dans l’Université Ouverte organisée par la Coordination l’année dernière, qui est au cœur des luttes de mai 68.
Le discours conclusif de la campagne électorale de l’actuel Président de la République lançait ses foudres sur 68, afin sans doute d’exorciser cette insubordination à l’autorité et à la volonté d’autrui, insubordination qui, même transformée, diminuée et diluée, influence encore les comportements d’une large partie de la population.
Les femmes, les élèves, comme beaucoup de salariés refusent de se faire gouverner par d’autres, expérimentent d’autres modes de gouvernement des conduites ou expriment le désir de se gouverner eux–mêmes. C’est ici précisément que se situe le décrochage culturel , (c’est le cas de le dire !), entre la gauche syndicale et politique (qu’elle soit réformiste ou révolutionnaire, peu importe) et les comportements de salariés et les pratiques de la population.
Ce qui est dangereux dans l’intermittence, ce n’est pas le contenu des productions artistiques des intermittents, ce sont leurs pratiques.
Les pratiques de travail d’une partie importante des intermittents participent de cette expérimentation : bricolage de productions mêlant bénévolat, aides publiques, assurance-chômage, invention de pratiques de production où le principe de ne pas se faire gouverner par d’autres et de se gouverner soi–même reste une des guides de l’action. La création de structures de productions autonomes permettaient -dans l’imaginaire et parfois dans la réalité- d’échapper à l’alternative infernale : soit se soumettre aux règles de la subordination salariale, soit devenir l’entrepreneur de soi–même.
Cette récusation ou plutôt contournement de la subordination a pris différentes formes. Elle est ambiguë, comme l’enquête l’a montré : « à la fois ultra–libérale et ultra–libertaire », disait un intermittent interviewé. La situation est ambivalente comme toute pratique qui sort des cadres juridiques, des normes, des codes établis. L’absence de hiérarchie affirmée ne protège pas toujours le plus faible, le prétendu compagnonnage est parfois du copinage, l’insubordination autoproclamée du patron ne met pas les salariés à l’abri du rapport de force.
Face à cette invention politique d’un mode de travail inédit, nous recevons deux réponses différentes. Toutes deux essayent de fixer ou de plier cette ambivalence de la conduite des intermittents à leur logique propre.
1) Les libéraux veulent reconduire cette volonté de ne pas se faire gouverner à la logique de ce qu’ils appellent le « capital humain » . Ils nous disent : « Vous voulez être libres , indépendants, autonomes ? L’entreprise et le marché doivent alors constituer la finalité et la mesure de votre action Devenez entrepreneurs de vous-mêmes , révélez le micro– capitaliste qui est en vous ».
Pour les libéraux, la liberté est concevable seulement comme liberté individuelle d’entreprendre, dans une concurrence de tous contre tous. Ils voient dans ces nouvelles pratiques l’occasion de requalifier l’asymétrie du contrat de travail en contrat commercial (comme celui de droit d’auteur par exemple) pour éviter les contraintes et les coûts de la reconnaissance juridique de la subordination.
2) Les syndicats, au contraire, veulent reconduire ces mêmes comportements dans le cadre de la subordination salariale: « Vous voulez des garanties et des droits qui vous protègent dans votre travail? Vous espérez une couverture sociale pour le chômage, la santé, la retraite ? Alors, vous devez accepter l’institutionnalisation de la subordination, et cessez de faire sortir vos pratiques du cadre et des limites du salariat ». Observons que les syndicats, à la différence des patrons, essayent au moins de requalifier ces nouvelles situations hybrides que nos pratiques ont développé dans le sens du contrat de travail.
La CFDT considère les petites compagnies et les petites structures comme autant de petits patrons, illégitimes, fraudeurs, pillards des caisses chômages des salariés normaux, qui eux acceptent d’être subordonnés, se lèvent tôt, payent leurs cotisations et cessent la grève quand leur syndicat a signé un accord. La CGT, ne sait, ne peut, ne veut rien faire : défendre les figures hybrides des employeurs/salariés l’obligerait à mettre en discussion ce concept de « subordination » qui définit le salariat et dont elle est qu’elle le veuille ou non l’héritière. Pour autant, la solidarité, la fraternité, et simplement leur connaissance de la situation, font que ses fédérations en régions peuvent aussi discrètement donner des conseils avisés aux intermittents craignant un contrôle mandataire.
Derrière le refus de la subordination , il y a de nombreuses questions qui animent des comportements positifs qu’il faudrait interroger et assumer, au lieu de les ignorer ou de les récuser : Comment travaille-t-on ensemble ? Pour produire quoi ? Pour qui ? Pour le marché ? Pour les bailleurs de fond ? Pour entrer dans les catégories de l’Unedic ? Pour le public ? Pour les spectateurs ? Des questions qui problématisent à la fois le contenu, le sens et les modalités du travail et de l’activité et le contenu, le sens et les modalités de fonctionnement des institutions comme l’Assurance Chômage et la Sécurité sociale.
Brisons le silence, ne nous plaignons pas, portons plainte !
Nous n’avons pas honte de ce que nous sommes. Nous n’avons pas honte de nos pratiques. Nous ne sommes pas des escrocs et nos structures de productions ne sont pas des associations de malfaiteurs. Nous refusons de vivre dans la peur et l’hypocrisie, dans ce monde du contrôle bureaucratique, du petit arrangement entre l’excellence artistique et la nomenclatura culturelle, de la délation et de la répression obtuse .
Oui, nous revendiquons nos pratiques. Nous ne sommes pas des entrepreneurs du spectacle vivant réclamant à des commissions se réunissant honteusement dans des bureaux de la Drac la licence de monter des spectacles. La licence, nul n’a à nous la donner. Cela fait des années que nous l’avons prise, parfois sans diplôme, sans protection, et sans filiation. Quant aux structures que nous dirigeons ou auxquelles nous participons, elles ne sont pas des entreprises. Elles ne comportent aucune des visées de conquêtes auxquelles renvoie l’étymologie du mot. Les œuvres auxquelles nous participons, ne sont pas sans risques, mais notre but n’est pas de retirer un bénéfice proportionnel au risque. Certes, le succès ou l’échec est individuel, mais dans des activités parfois aussi heureusement désuètes que le sont le théâtre ou le cinéma, ou aussi joyeusement primesautières que la vidéo ou le documentaire, le travail est inévitablement collectif. Les contrôles, comme l’ensemble du conflit politique ouvert en 2003, visent à normaliser nos pratiques, à démolir non pas une exception, mais une exemplarité culturelle, une incapacité à travailler seul, un certain mode à être ensemble, de commercer avec la société qui ne passe pas par le profit purement financier.
Le but politique des contrôles n’est pas de purger le corps social de ses parasites, mais de faire vivre chacun dans la peur d’être aujourd’hui stigmatisé comme assisté et demain comme fraudeur. Pour ce faire, nul besoin de contrôler tout le monde. Il suffit de s’attaquer aux plus faibles, aux plus naïfs, aux plus isolés. Le bruit se propage. Qui peut lire les témoignages sur les contrôles sans ressentir stupeur et tremblement ? Qui en s’informant ou en informant ses camarades ne comprend pas qu’il fait ainsi le travail de propagande de la CFDT ?
Alors, qui peut croire qu’il sera possible de sortir seul de cette nasse vers laquelle on nous dirige ? Certes, on peut penser que nous ne serons pas tous contrôlés, mais qui sera certain de ne jamais l’être, et de ne jamais être condamné ? Face au contrôle il est impératif d’être solidaires et de montrer que nous sommes nombreux et déterminés
Être démocrate, c'est être délivré de la peur .
Faire face aux contrôles, c’est simplement comprendre quelle est la nature du monstre en face de nous qui nous méduse. Les contrôles, mandataires ou autres ne sont qu’un bras de ce poulpe. Le numéro d’objet, le refus d’accorder les licences, les diminutions de subventions, l’évaluation à l’audimat des spectacles, sont autant de bras qui s’agitent, enserrent le corps politique qui s’est constitué autour de l’intermittence et lentement le démembrent .
Pour lutter et l’emporter, il importe donc d’abord de savoir ce que nous sommes, et de nous souvenir comment nous avons constitué nos vies autour de nos pratiques et de l’intermittence. Il est ensuite nécessaire d’inventer une traduction politique de ces pratiques, de les revendiquer et de bâtir une défense collective autour des cas exemplaires. Il est indispensable enfin de ne pas rester isolé, et d’établir des liens avec tous ceux(Rmistes, handicapés) qui sont soumis à la même inquisition.
Nous réaliserons alors combien on est seul face à un guichet, et nombreux dans la rue. Combien on est faible seul et fort, nombreux.
Commission face aux contrôles — CIP-IDF
Juin 2008
www.cip-idf.org
--------------------------------------------------------------------------------
[1] <#_ftnref1> Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires, Editions Amsterdam, 2008
[2] <#_ftnref2> «En tant que notion juridique, la subordination évoque la sujétion du travailleur au pouvoir de direction ou d’encadrement de l’employeur. Ce pouvoir implique l’autorité et le droit de l’employeur : a) de donner des instructions au travailleur concernant les modalités (ainsi que le lieu et les horaires) d’exercice du travail; b) de sanctionner les défaillances éventuelles (ruptures de contrat); c) de contrôler le travailleur dans l’exercice de son travail. De ce fait, le travail salarié se configure comme une relation hiérarchique entre l’employeur et le travailleur, dans le cadre de laquelle il existe une asymétrie de pouvoirs reconnue par le système juridique, mais compensée dans le même temps par un ensemble complexe de dispositions visant à protéger le travailleur ». Adalberto Perulli, « Étude sur le travail économiquement dépendant ou parasubordonné » Commission européenne , 2003.