Depuis leur invention au Moyen-Age, les miroirs convexes, dit encore « de sorcière‘ (parce qu’ils rapetissent et déforment) ou « de banquier » (parce qu’ils permettent de surveiller l’ensemble d’une pièce) ont fasciné les peintres.
Défi pour le dessin (les courbures) autant que pour le rendu des matières (reflets), ils constituent un exercice de virtuosité que beaucoup ont couplé avec une autre forme de démonstration d’habileté : l‘autoportrait.
Les origines
Les époux Arnolfini, Van Eyck, 1434, National Gallery
Le premier et plus célèbre exemple est ambigu. A cause de l’inscription énigmatique « Jan Van Eyck fut ici » qui semble rédigée pour porter témoignage de la présence du peintre au mariage des époux Arnolfini, certains reconnaissent Van Eyck lui-même dans le personnage en bleu dont la silhouette s’encadre dans la porte, en compagnie d’une autre silhouette en rouge.
Mais la silhouette n’est pas en train de peindre : elle n’a peut être pour fonction que d’illustrer le pouvoir retrécissant de cet objet luxeux, spéculaire et spectaculaire.
Le premier autoportrait indiscutable est un morceau de bravoure exécuté par le jeune Parmesan, sur un panneau de bois convexe réalisé spécialement. Le mieux est de citer le commentaire de Vasari :
« En outre, pour sonder les subtilités de l’art, il se mit un jour à faire son propre autoportrait en se regardant dans un miroir de barbier convexe ; voyant les bizarreries que crée la rotondité du miroir dans le mouvement tournant qu’il donne aux poutres, voyant les portes et tous les édifices fuir étrangement, il décida, par jeu, d’en imiter tous les détails…et, comme tout ce qui s’approche du miroir s’agrandit tandis que ce qui s’en éloigne diminue, il fit la main qui dessinait un peu grande, comme le montrait le miroir. Elle était si belle qu’elle paraissait très vraie. Et comme Francesco était très beau, qu’il avait le visage et l’air pleins de grâce, qu’il ressemblait plus à un ange qu’à un homme, son portrait sur cette boule semblait une chose divine… » (Vasari)
Sans doute fallait-il avoir pleinement maîtrisé la perspective centrale pour s’intéresser, à titre de diversion, à ce nouvel effet spécial : la perspective curviligne. Mais cette innovation restera sans lendemain, jusqu’à ce que les peintres flamands s’en emparent au XVIIèeme siècle pour une production de masse, dans les tableaux de Vanités (voir Le peintre dans sa bulle : Vanité )
Le chat Angora Jean-Honoré Fragonard et Marguerite Gérard, vers 1786, Munich, Collection BernheimerLe thème du peintre dans le bulle ressurgira ensuite sporadiquement, chez des peintres fascinés par l’exactitude flamande.
La Vanité disparue, reste la Virtuosité.
Pourchassé par le chien, le chat vient de trouver refuge sur la table et appelle à l’aide sa maîtresse.
Dans cette toile à quatre mains, c’est Fragonard qui peignit la vieille femme à la Rembrandt, la boule métallisée inspirée des natures mortes flamandes et le chat, sa belle-soeur Marguerite Gérard peignant le reste.
On voit dans la boule l’atelier familial avec Marguerite et sa soeur Marie-Anne à leurs chevalets, tandis que Jean-Honoré supervise.
La Naine Mercedes
Ignacio Zuloaga, 1899, Musee d’Orsay, Paris
Au delà de la référence à Velasquez, Zuloaga invente ici une forme exponentielle de Vanité : le peintre n’est plus qu’un homoncule dans un cosmos tenu par une naine, vue elle-même par l’oeil surplombant d’un géant.
Laboratoire, Roberto Fernandez Valbuena, 1910
Dans le miroir qui fait écho à l’alambic anthropomorphe, l’artiste en bleu s’ajoute aux distillats jaune et rose.
Dans la peinture anglaise, les miroirs sphériques ont été mis à la mode par Orpen, dont ils sont devenu une sorte de signature (voir Orpen scopophile).
Mais quelques autres peintres britanniques se sont essayés au même exercice.
Laura and Paul Jewill Hill, Harold Harvey, 1916, Penlee House Gallery and Gallery, Penzances
Avec un certain humour, le peintre dans le miroir équilibre le poisson rouge dans sa boule. Le petit Paul brandit un drapeau italien pour fêter l’entrée en guerre de l’Italie, en 1915.
Le modèle réticent (the inwilling model), Harold Harvey, 1932, collection particulière
Laura sera peinte à nouveau 16 ans plus tard, dans ce tableau où Harvey est sorti de sa bulle pour se carrer derrière la théière, ustensile comme les autres. Le dessin de danseuse aux jambes écartées contraste avec la pose retenue de la modèle. Entre le peintre et son modèle, de qui montre-t-elle les pensées secrètes ?
George Lambert, Le miroir convexe, vers 1916, collection particulière
La scène se passe dans le salon aux poutres apparentes de Belwethers, un cottage dans le village de Cranleigh. C’était la maison de campagne de Mme Halford, la patronne et amie de Lambert, morte l’année précédente. Son gendre Sir Edmund Davis se tient à la fenêtre à l’arrière-plan ; sa femme Mary, en deuil, est assise à la table ; une femme de chambre sert le thé ; la femme du peintre, Amy Lambert, est debout, vêtue de bleu ; la belle-soeur de Sir Edmund, Amy Halford, est assise les mains sur ses genoux. Enfin, au premier plan, George Lambert observe la scène.
Ce morceau de bravoure a été peint par Lambert pour s’occuper l’esprit, dans une période sombre où, déjà éprouvé par la mort de son amie, il résidait à Cranleigh avec Amy pour se rapprocher de son fils, Constant, victime d’une ostéomyélite.
Ouverte, sa main gauche ne tient pas d’instrument : les doigts imitent l’éventail des poutres tout en comptant les cinq personnages de la pièce, comme pour s’assurer de leur présence.
Nature morte et auto-portrait
Mark Gertler,1918
Le peintre s’étudie deux fois : dans la boule et dans la bouteille. Le reflet nous le montre seul et paisible dans son atelier : mais nous le voyons attaqué dans le dos par un samouraï armé d’un sabre.
Miroir rond comme un cou tranché, bougie décapitée : cet exercice de style est encore une Vanité.
Réflexions dans une boule argentée
Herbert Davis Richter, vers 1932, Rochdale arts heritage service.
Dans le monde réel, la cavalière en porcelaine domine deux petits cavaliers blanc et rouge. Dans le reflet, elle domine le peintre.
Le miroir convexe
Harold Gresley , 1945, Derby museum
Des pièces d’échec et un Bouddha, images de la méditation, soulignent le caractère réflexif de cet autoportait « à la Vermeer », avec lourd rideau, fenêtre à gauche et mur blanc.
Le cas Escher
Main tenant une sphère réfléchissante
Escher, 1935
Une particularité de la sphère réfléchissante est que, quelle que soit la position du peintre, son oeil se reflète toujours au centre (on pourra le vérifier dans toutes les boules présentées dans ce chapitre). C’est cette propriété optique remarquable que la main d’Escher exhibe devant nous.
Nature morte au miroir sphérique
Lithographie de Maurits Cornelis Escher, 1934
Points culminants de la virtuosité graphique, les miroirs sphériques d’Escher sont-ils, aussi, des Vanités ?
La sculpture de harpie est souriante, mais par sa taille elle semble placer le peintre-miniature en situation de musaraigne. Cette sculpture existait réellement et avait été donnée par son beau-père à Escher, qui a l’a utilisée dans d’autres oeuvres.
Plus significatif est le livre qui supporte l’ensemble : il sagit de «Vers un nouveau théâtre (Towards a new Theater », d’Edward Gordon Craig, metteur en scène et théoricien qui prônait la suppression du décor figuratif et la fusion des acteurs avec l’avant-plan.
Sur la scène délimitée par le livre, la boule de verre met en pratique ce principe, en propulsant la harpie-spectateur en situation d‘acteur.
Donc nulle Vanité ici, mais une réflexion virtuose sur une théorie esthétique.
La série de Montenegro
1926, Portrait de Chucho Reyes et autoportrait. 1942, Museo Arte Moderno, Mexico city
1953 Vers 1955
1959 1961
1965
La première fois que le peintre mexicain Roberto Montenegro s’est représenté dans une bulle en train de peindre, c’était en 1942, en tant que détail dans le portait d’un antiquaire féru d’objets précieux. Cet autoportrait sphérique est ensuite devenu un exercice de style à part entière, qu(il a pratiqué pendant plus de vingt ans avec des variations intéressantes.
Dans la cuvée 1953, une statuette précolombienne accompagne la boule et assure la liaison entre l’extérieur et l’intérieur. Même idée en 1955, où c’est la pointe du pinceau qui joue ce rôle ; à noter que le tableau dans le tableau est, comme il se doit, inversé.
En 1959 et 1961, la main droite ne tient plus le pinceau, mais se tend vers le spectateur. Il est remarquable que Montenegro, qui était droitier, a depuis le début corrigé l’effet d’inversion : la boule qu’il peint n’est pas ce qu’il a sous les yeux, mais une réalité reconstituée.
En 1965, trois ans avant sa mort, c’est toujours de la main droite qu’il exhibe la boule dont il est définitivement sorti.
Man Ray
A la différence d’un miroir sphérique, un miroir convexe autorise le spectateur à se refléter en dehors du centre.
Autoportrait dans un miroir convexe, Man Ray, Vine Street, vers 1948
Les deux vues ont été prises en déplaçant latéralement l’appareil photo par rapport au miroir convexe, accroché au mur au dessus du canapé :
- dans la première vue, l’appareil photo est au centre ; une table basse au motif en damier, à côté d’un jeu d’échec, fait pendant avec le photographe et souligne l’aspect calculé et maîtrisé de la prise de vue ;
- dans la vue décentrée, le mobilier est identique sauf le table basse, escamotée derrière le photographe ; du coup, celui-ci se retrouve expulsé du centre et mis en pendant avec le fauteuil vide : si encombrée soit-elle, cette vue fait l’éloge de la vacuité.
Quoique ringardisée par la photographie, la tradition de la boule sphérique ressort périodiquement comme exercice de virtuosité, sorte de « bateau dans la bouteille » pictural.
Karin Gellinek avec des tournesols
Matthijs Roeling, 1973-74, Drents Museum
Judith et Holopherne, 1975
Le miroir dans son cadre doré est associé à la fleur du tournesol. Karin Gellinek était la muse de Matthijs.
Sans titre, Matthijs Roeling
Le miroir se trouve coincé entre un globe terrestre abîmée et une poupée abandonnée. Le peintre réduit à une poupée encore plus petite est tenu en respect par la seule autre présence vivante et éphémère : celle du criquet.
Piotr Naliwajko
Autoportrait avec ange gardien, 1995 Charlie, 2004
A propos du tableau de droite :
« Il ne s’agit pas des pensées érotiques supposées de Chaplin, mais de sa complexité intérieure et de sa personnalité compliquée, de ce qu’il cachait non seulement sous le chapeau melon et le déguisement, mais au plus profond de son cœur et de qui d’autre il était un garçon éternel et en même temps übermensch. » Jacek Kurek
Robin Freedenfeld
Globe de jardinier Autoportrait au globe de jardinier
A gauche, le globe se contient lui-même. A droite, il contient l’artiste, ou du moins son ombre.
Eric de Vree
Autoportrait dans un miroir sphérique Nature morte avec autoportrait dans une boule
Nature morte avec autoportrait dans deux boules Nature morte avec autoportrait dans un verre
Dans la technique à l’huile la plus classique, Le peintre anversois Eric de Vree montre la continuité entre les deux traditions flamandes de l’autoportrait virtuose : de la boule ostensible au reflet discret (voir Le peintre en son miroir : 2c L’Artiste comme fantôme)
Jason de Graaf
Autoportrait dans un miroir sphérique A Perfect Day In Which Nothing Really Happened
Dans ses acryliques hyperréalistes, le peintre québécois Jason de Graaf joue lui aussi entre ces deux pôles, tout en éludant la pose égotique de l’artiste en plein travail.
Parallel Ctrl+V
Cetté élision va jusqu’à son élimination complète, dans un vide hypo-réaliste que met en évidence à gauche la multiplication des sphères, à droite le geste ironique du Mickey.
A l’extrême, l’artiste réapparaît, dans un miroir en forme de pomme, sous uneforme humoristique ( « ma pomme » ).
Will Wilson
Autoportrait dans un miroir , 2000 Le rêve de Carel Fabritius, 2001
Autoportrait dans un miroir biseaute, 2004
Autoportrait convexe, 2005
En cinq ans, Will Wilson passe d’un autoportrait classique dans un miroir invisible, à un autoportrait dans un miroir extrêmement visible, à la fois par son cadre en trompe-l’oeil (devant lequel passe la pointe du pinceau) et les déformations convexes.
L’autoportrait en Carel Fabritius de 2001 fait référence au peintre du Chardonneret, mort dans l’explosion de la poudrière de Delft. L’autoportrait de 2004, fragmenté par les pseudo-biseaux (voir les yeux fermées dans celui du haut) joue avec la vision panoptique.
Autoportrait dans un miroir convexe
Amnon David Ar, 2008
Les distorsions de la contre-plongée s’ajoutent à celles de la convexité. Le miroir n’est pas posé à plat sur le sol, mais en oblique.
Modèle et artiste, Oleg Turchin, 2011
Dorures et coulures vénitiennes : hommage au lieu où a été inventé le miroir de sorcières.
Tom Hughes
I had a nice day, 2015 Selfie
Gerbera avec des oiseaux en origami Autoportrait au teeshirt turquoise, 2014
Toutes peintes dans son atelier de Bristol, ces toiles proposent, du plus petit au plus grand, divers degrés de grossissement sur le peintre en plein travail.
Voir la suite : énigmes visuelles