Récemment croisé, un article qui dit qu'il ne faut pas prendre de photos en voyage. Une étude a prouvé, en testant sur un échantillon de personnes, que celles-ci se souvenaient mieux des paysages ou des sites qu'elles s'étaient contenté d'observer ; en revanche, elles n'avaient qu'un vague souvenir des endroits qu'elles avaient photographiés. A en croire les conclusions, ce que l'on capte avec l'objectif, on ne le regarde pas. Alors, pourquoi prendre des photos en voyage si c'est pour nous le gâcher ?
Il fut un temps lointain où les naturalistes et autres savants voyageurs, découvreurs de terres inconnues et aventuriers rêveurs, n'étaient munis que de leurs yeux pour enregistrer les choses qui s'offraient à leur regard. Ils griffonnaient des notes sur un carnet, dessinaient les montagnes et les forêts comme ils le pouvaient et c'était leur mémoire qu'ils faisaient fonctionner, quitte à embellir ou amputer, à l'heure de raconter. D'ailleurs, ils ne disaient que ce qu'ils voulaient bien livrer. Certains optaient pour le scientifique, d'autres pour la littérature et on s'en contentait. Ces hommes et ces femmes étaient des observateurs aiguisés. Ils savaient mettre à l'honneur le détail et trouver les mots précis pour alimenter leurs récits.
A quel moment tout a donc basculé pour qu'aujourd'hui on en soit là, greffés de nos appareils photos, de nos smartphones aux objectifs sales et aveugles au monde ? Sur la plage, au musée, dans les concerts, au pied des monuments, on regarde les choses à travers le viseur et on les tue. On rompt le charme, on casse l'ambiance. Imaginez la scène. Pour la première fois, vous grimpez cette dune et, au sommet, l'infini panorama de l'océan s'offre à vous, au coucher de soleil. Les rochers, les vagues, les mouettes qui jouent et le vent qui vous caresse doucement les cheveux comme un vieil ami. La poésie du moment, la magie de l'instant sont à leur comble. Quand soudain, de manière brusque et totalement irréfléchie, vous lancez nerveusement : "Tiens ! Et si on faisait un selfie ?"
Les blogueurs sont des fanas de photo. En apprentis reporters qu'ils sont - que nous sommes -, ils appuient sur la gâchette, découpent le ciel et la terre en rectangles et en carrés, sectionnent l'espace, immobilisent le paysage pour le bien de leurs articles. Pour vous montrer à vous, lecteurs, combien le monde est joli et digne d'intérêt. Mais alors, votre imagination est censurée, enfermée dans les images qu'on vous a confiées. Se sent-on coupables de cela ? Que nenni ! On persiste. Il y a des degrés à la maladie. Pour certains, quelques clichés suffiront à satisfaire leur faim. Pour d'autres, ce seront des centaines de photos qu'il faudra ensuite mettre sur l'ordinateur et... "traiter". Car le blogueur ne se contente pas de vous proposer des paysages surgelés. En plus, il les "traite". Il améliore la couleur, le contraste et la luminosité. Au final, on peut se demander si le résultat a encore quelque chose à voir avec l'original. La photo, c'est aussi une question de business. Être présent sur le circuit, dire où on est, se montrer, donner des nouvelles et stimuler son réseau, chercher à avoir plus de réactions, plus de "like" et de "followers". Et puis un jour, on dit stop.
On lit une étude qui dit que la photo qu'on prend efface le paysage en question de notre mémoire. On réalise la vanité de l'opération. On détourne le regard du fil d'actualité qui ne nous apprend pas grand chose sur la planète, la Terre et ses habitants. On part en balade et on oublie son téléphone. On laisse l'appareil photo dans le coffre de la voiture. Et on met les mots à l'honneur. On réhabilite l'adjectif et le complément, on anoblit à nouveau la métaphore et on dépoussière la conjugaison. La photo, alors, n'est qu'une illustration. Les mains libres de toute technologie, on redevient ancien, voyageur, découvreur du connu, aventurier du coin de la rue. On se frotte les yeux et on rêve éveillé.