La filiation est claire : Hésiode, Hölderlin, en toute simplicité. Je l’écris sans la moindre ironie. Car Gérard Haller est lui-même très simple. Il n’y a pas de pose chez lui. Très simplement, très littéralement si j’ose dire, il se met comme Hölderlin « à la place d’une commune ouverte », parlant pour tous et « avant même que les torrents coulent ». Certes, c’est moi qui fais ce rapprochement qu’il refuserait sagement. Mais je le répète, cela se fait dans une parfaite simplicité, sans emphase et tout comme Hölderlin trinquait avec ses compagnons philosophes. Au reste, Haller est aussi allemand que français – lorrain pour tout dire, comme Straub qui a filmé La mort d’Empédocle.
Cette simplicité n’est ni naïve ni forcée : elle n’est que la conséquence obligée de la situation dans laquelle même Hölderlin n’est plus possible : l’élévation héroïque et tragique ne sied pas à un monde pour lequel même la déploration du divin perdu n’est plus possible. En outre cette impossibilité est double : d’une part nous n’avons plus de formes à notre disposition pour chanter sur ce registre, l’hymne est fini comme le dit Jean-Christophe Bailly, d’autre part nous ne pouvons plus déplorer – ce qui suppose toujours d’espérer un retour, ce que Hölderlin espérait en effet.
Bailly écrit : « Le règne de l’épars est ce qui nous est confié par la fin de l’hymne. » A plus d’un égard Haller résonne avec cette phrase. Il s’agit chez lui de l’épars des êtres et des choses, de leurs disparités voire de leur éparpillement. Il ne s’agit pas pour autant de regretter ni d’accuser : il s’agit de recueillir une possibilité très modeste, très humble de dire tout de même quelque chose de « tout ce qu’il y a » et de « ce tremblement que nous sommes / au bord de nous ».
regarde
c’est chaque un qui va au bord
nu d’un autre et dit viens et tout
ça qu’on s’avoue en tremblant
dans le noir comme si c’était
pour la vie
Elle n’en forme pas car elle est toute occupée de sa propre insistance sans assurance. C’est là peut-être une des définitions possibles de la poésie (la philosophie serait alors l’insistance d’une assurance). Cela s’appelle le rythme, c’est-à-dire, comme l’écrit Michel Deguy, « la répétition d’un “même” contre le ruissellement d’un change qu’on ne peut même pas encore dire “universel” ». Toute l’affaire de Gérard Haller se concentre dans l’attention à la rythmique non seulement de ce qu’on nomme des vers mais aussi des mots, de leurs sonorités, de leurs allures. Presque au hasard :
ô mère mère avant qui nous gardait
là-bas de la peur / regarde / écume ici
oui émue encore tout éblouie dedans
par l’éclat de sa propre apparition / je
comme exemple d’une composition de sonorités, assonances, coupes et battements à la fois très claire, classique, et remuée, syncopée, aux disjonctions aussi nettes que discrètes.
Ce faisant, les poèmes de Gérard Haller remettent en jeu de manière délibérée, presque ostensible, trois allures poétiques qui pouvaient être liées à l’hymne mais qui en étaient aussi indépendantes : la psalmodie, la litanie et la mélopée. Ce ne sont pas des genres, ce sont plutôt des modes ou des façons de chanter.
Encore presque au hasard (cette fois dans mbo) :
ceux qui parcourent le ciel
et ceux des trous sous la terre
et des grottes peintes
vois : mâle & femelle
tout ce qui respire
vois insauvables tous les vivants
et les morts avec à porter
La psalmodie est le chant accompagné par un instrument aux cordes pincées. Le psaume est ainsi nommé par son accompagnement et la poétique immanente des langues fait résonner « psaume » et « spasme » comme Paul Celan a su en faire usage. La psalmodie est faite de tensions et de sauts, elle balance, elle chancelle presque et se reprend, elle pince et relâche, elle est une respiration. Parfois ça ne fait que respirer – ou peu s’en faut :
m’hallaj dou aana mbo
m’haana oun
m’haana èch
m’haana ’hh
ô mbo mbo !
ô ’hh ! ô mbo !
Ailleurs c’est plutôt la litanie, qui signifie l’imploration :
vois : l’immense ruine
là-bas du ’hèm premier
o gott! kein gott
ni visage ni voix : rien
au lieu du nom que l’écho
Oui, c’est très éploré ce chant, c’est encore et toujours un monde de malheur mais c’est justement là et justement pour ça qu’il chante (« poètes en temps de détresse »… n’est-ce pas ?) : parce que les pleurs disent que le malheur qui nous traverse, ce monde lourd et bas, barbare, ne nous empêche pas justement d’implorer dans un chant singulier, doux-amer et vibrant-accablé.
En fin de compte plus doux qu’amer et plus vibrant qu’accablé, le chant qui chante :
tu es là komm tu dis et je te suis
les yeux fermés oh pourquoi
tu me plais comme ça
« Plaire comme ça » est d’une belle ambiguïté : plaire à ce point, plaire tel que c’est… les deux ensemble composent la force propre de la pensée que ces poèmes récitent dans leur mélopée – c’est-à-dire dans la récitation scandée ou dans ce que furent le récitatif puis le Sprechgesang ou encore le mélodrame en son sens historique de déclamation accompagnée de musique : bref, toutes les formes où le texte avec sa prosodie d’une part, la musique avec ses couleurs de l’autre gardent chacun leur autonomie. Ils scandent, ils cadencent une pensée qui ne conçoit ni ne conclut mais qui éprouve un monde, « tout ce qu’il y a » et « seulement ça qui appelle dedans / nous sans nom sans voix ».
Il me plaît de saluer Gérard Haller avec ces mots d’un autre penseur poète qu’il a, comme moi, bien connu, Philippe Lacoue-Labarthe. Celui-ci décrit ainsi « la condition de l’existence poétique » : « elle n’est pas de traverser les apparences (il n’y a pas, précisément, d’apparences) mais de se risquer à se tenir au lieu [point] de l’origine du paraître, qui est tout. »
Jean-Luc Nancy
Gérard Haller, Le grand unique sentimentEditions Galilée, 96 pages, 15 € Gérard Haller, mboEditions Harpo &, 15€
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