NOTES: La mythologie est illustrée ici par des peintures chamaniques obtenues sous Ayahuasca un puissant psychotrope. Il existe ainsi tout un art reproduisant les visions chamaniques.Le psychotrope a par ailleurs contribué à une véritable mode occidentale du chamanisme qui doit être discutée. Celui ci peut-il de façon authentique s'exporter en dehors des cultures amérindiennes, asiatiques, inuit, australiennes où ,comme on le voit chez les Shipibo, il repose sur tout un système de pensée traditionnel et un ensemble de mythes permettant dans ces cultures une compréhension collective de l'existence et non une aventure personnelle. Le chamanisme est inséparable de la pensée animiste trop longtemps méprisée chez nous et qui mérite en effet d'être revisitée(cf les articles de ce blog) mais comme leçons possibles sur les rapports écologiques humains/non humains(animaux et flores) et non comme accès individuel à un "ailleurs" qui n'a pas le sens que lui donnent les divers "New Age". Chaque lecteur pourra s'en faire sa propre idée en regardant la video ci-dessous et les thèses de Jérémy Narby, auteur controversé du Serpent Cosmique.C'est la même remarque concernant l'Ayahuasca employé toujours dans les cultures amérindiennes au sein de rites collectifs qui en neutralisent les effets les plus dangereux.
Globalement les mythes shipibo tracent un espace où il est relativement aisé de distinguer , de façon binaire une opposition nette entre la forêt profonde ( nii mëran ) , et le village ( jema ). Domaine d'une faune et d'une flore inquiétante , la forêt est l'habitat privilégié des divinités qui envoûtent pour aider , pour guérir comme pour tuer . A moins d'être chasseur , l'homme ne s'y aventure pas seul . C'est véritablement le monde de L'Ailleurs, étrange et étranger , insolite et dangereux , menaçant , terrifiant et fascinant à la fois par le mystère qu'il recèle
Les hommes vivent entre eux , les fauves , les défunts de leur côté , et les dieux du leur . Le mythe illustre et répète cette séparation dans une volonté d'ordonner ,de classer , de limiter et de distinguer. La promiscuité avec « l'Autre », celui du « Dehors » existe toujours dans l'habitat ou la chasse par exemple mais elle est vécue comme angoissante. Le Shipibo n'a donc de cesse de la contenir et de la contrôler
Cette opposition entre l'étrange et le familier est nuancée par l'existence d'un espace intermédiaire. Entre village et forêt se situe la terre des jardins — huai —, moins rassurante que le village totalement humanisé, et visitée par les animaux, les Yoshin, les revenants. c'est une aire plus familière, participant à la fois de la forêt et du village . autour des points d'eau ,à proximité du village et en général le long du fleuve, non loin de l'embarcadère . A la lisière du bâti et de la zone forestière , cette aire déjà humanisée , et parcourue de part en part , n'est pourtant jamais totalement exempte de danger . Fréquentée régulièrement par les humains pour les tâches quotidiennes , certains animaux l'affectionnent . C'est le cas de cohortes d' oiseaux variés , dont le vol et les chants annoncent les présages , celles des singes hurleurs friands de graines et de fruits , la faune prédatrice de maïs et de tubercules , autant de visiteurs qu'il ne convient pas de tuer , ni de s'approprier de manière inconsidérée sauf à s'exposer en cas d'exploitation intense à la vengeance des « esprits ».
« Quelquefois, même les défunts se plaisent à hanter les parages , mus semble - t - il davantage par le désir de retrouver les personnages qu'ils ont aimés , que par le souci de leur nuire . Entre l'espace du « village étendu » et la sylve lointaine avec laquelle une trop grande promiscuité ne saurait être concevable , il est donc , un lieu intermédiaire qui vient quelque peu moduler la polarité énoncée . cet « espace transitionnel est plutôt une sorte de pont par où s'effectuent les échanges . Les passages ne cessent guère : de même que le « sauvage » peut être domestiqué , regagner le village grâce à l'intervention de l'homme , de même , les « bëi » des défunts vont emprunter ce chemin pour leurs errances diurnes dans les parages des foyers , et les hommes s'y engager afin de s'aventurer dans l'univers fascinant des esprits et des fauves » . Pierrette Bertrand-Ricoveri .op.cité
Les mythes opposent ainsi , au jeu du « dehors et du dedans ,face à la grande foret, le village ou la maison domaine de la femme. L'organisation spatiale structure aussi les rapports et les actions des femmes et des hommes
L'espace masculin reste pour une part celui du village où s'accomplissent des tâches collectives , (par exemple défricher, couper des arbres, opérer des brulis) . Mais l'homme ne cesse de franchir les limites rassurantes pour affronter L'AILLEURS, à la chasse ou à la pêche. La foret comme un lieu d'épreuves dont il faudra sortir vainqueur : savoir capturer le gibier ,bien sûr, avec des dangers palpables de rencontrer des prédateurs ; ce qui qui mobilise tout le savoir des chasseurs . La chasse dans les sociétés traditionnelles reste l'établissement d'un collectif humain / non humain (chez les Shipibo elle été enseigné aux humains par « Ino » le maitre jaguar,dont il faut imiter les mouvements et les ruses). Chez les peuples chasseurs, il y a ainsi une éducation transmise en la compagnie du père ou du beau- frère, celles des sens la vue, l'ouïe et l'odorat, l'observation patiente des mœurs des animaux et leurs itinéraires. L'art d'être chasseur, tient d'un subtil équilibre où le chasseur doit s'immerger dans une identification massive avec celui que l'on pourchasse, parfois jusqu'à entamer un véritable dialogue, qui attirera le gibier à portée du tir meurtrier.
« D'abord à une myriade d'esprits, animaux, végétaux, minéraux, aquatiques ou sylvestres et de toute apparence ; ce peut être une souche, une épine, une branche, un caillou, la pluie, une raie, une sangsue, un arbre. Tous ordinairement alliés du sorcier, tous fauteurs de troubles dont la gravité varie en fonction de leur puissance. Ainsi, « Shono Yoshin », divinité maîtresse de la forêt qui a enseigné au chamane la connaissance des plantes et l'art de guérir, provoque des maladies plus graves que son rival « Asho Yoshin », repaire des vampires. Face à ces agressions multiples émanant des yoshin divers que seul, le « mueraya » peut voir et identifier, il existe toujours pour l'homme le recours traditionnel à l'intervention chamanique. Mais il y a de surcroît, les mythes précédents le disent, une kyrielle de personnages à l'apparence humaine, qui l'observent, lui tendent des pièges, le guettent, le pourchassent, l'aident ou convoitent tout comme lui le gibier qu'il poursuit. Parmi ceux-ci, les monstres Nishobo et Simpira, la vieille Aparia, et toutes les femmes animales, femmes colombes ou crocodiles, qu'il est seul parmi les siens à voir sous leur forme humaine, et les naïades magiciennes, les « Chaiconi » ces invisibles, la fille Eclair aussi, enfin la plus divine, mais aussi l'intouchable : la fille de l'Inca. » . Pierrette Bertrand-Ricoveri .op.cité
Le mythe ne parle pas seulement du dehors mais de « l'Avant » et le lieu mythique se double de deux espaces temporels bien distincts : d'abord le « Temps des Ancêtres », puis le « Temps des Incas » ,périodes qui pour certains conteurs renvoient à l'histoire culturelle du groupe. Le temps des ancêtres est assez semblable à celui d'autres cultures chamaniques et animistes , amérindiennes, inuit ou sames, aborigènes enfin.
Dans le « Temps des Ancêtres », l'espèce humaine n'est pas séparée des autres espèces animales. « C'est une « ère de métamorphoses ».. L'univers apparaît comme un « tout » traversé par des forces naturelles effrayantes. L'homme est immergé dans un milieu en perpétuel contact avec la foret et les eaux d'où il tire sa substance. Les dieux, les héros, les plantes, les animaux, les hommes, les souffles naturels, inter-changent leur état au gré des événements ou de situations dont la succession n'est jamais inscrite dans un temps logique. Des phénomènes naturels — le tonnerre, l'éclair, le volcan —, des animaux — le jaguar, le dauphin, l'aigle —, des astres — Soleil, Lune —, des humains — les Jumeaux —, tous divinisés, organisent l'univers, peuplent la voûte céleste. Ce sont les Grands Ancêtres, fondateurs de l'espace cosmique, de son organisation, de la mise en œuvre des bases d'une civilisation que les Incas peaufineront ou détruiront. L'Inca, figure historique dont l'influence sur les peuples d'Amazonie et sur les Shipibo est attestée par les études d'ethnohistoire, exerce dans l'histoire culturelle du peuple, de par ses fonctions royales et démiurgiques un rôle de héros exemplaire.
Dans une période plus tardive, l'organisation sociale qui a déjà pris racine dans la période précédente se poursuit et se fixe. Au sommet de celle-ci, les Incas, héros divinisés, à la fois rois, chefs, ancêtres fondateurs, tyrans ou libérateurs, continuent d'ordonner le monde. Ils identifient chaque espèce, introduisent l'art et la loi, divisent l'humanité, dénomment chaque groupe ethnique et leur assignent un territoire. C'est « l'ère des séparations », de la discontinuité, des différences.
Ci-dessous un récit d'Origine conté par un chamane :
« Je ne sais pas exactement comment fut créé le monde ; mais les Anciens disaient qu'au début le ciel et la terre étaient si proches l'un de l'autre qu'ils se touchaient presque. Soleil brûlait comme le feu, et c'est ainsi dit-on que tout était sec sur la terre. Plus tard il y eut la forêt en même temps que l'eau. Après le ciel s'est éloigné, Soleil, Barí, s'est installé plus haut. Là où il est maintenant. Tout ce que tu vois aujourd'hui dans le ciel fut autrefois des « Gens » qui vivaient sur la terre. Le ciel de Soleil, c'est aussi le ciel des oiseaux et plus loin ocho, bien plus loin quiquin ocho vient le ciel des étoiles, là où il fait très froid. Mais au début, il n'y avait pas d'étoiles. Il n'y avait pas Lune non plus. Soleil était tout seul. Lune, Oshe, n'existait pas... D'abord Lune n'existait pas.
Tous les animaux parlaient du temps où Barí descendait visiter les hommes. Et puis Ashi-Muërrayal'a trompé et parce qu'il était fâché Soleil s'est éloigné définitivement de ses créatures. Désormais c'est seulement de loin qu'il surveille notre terre, mais il ne nous visite plus et les animaux ont perdu le langage des hommes. Caná (Eclair), Ino (Jaguar), Ronin (Anaconda), Shono (Kapokier) sont les gardiens de l'univers. Eclair est le maître du ciel, Jaguar dans la forêt profonde domine les animaux sauvage ;
Au début, il manquait les gens. Rios (déformation de l'espagnol ,Dios ) s'ennuyait dit-on. Il allait à la chasse, à la pêche, mais il s'ennuyait quand même. Ça c'est ce que l'on dit. Alors il a fait les humains. Il a fait les humains avant les étoiles et la lune. Les Blancs disent que c'est Jésus-Christ, ou bien Dieu qui a créé l'homme. Mais qui le sait en vérité ? Nos ancêtres disaient autrement. . Pierrette Bertrand-Ricoveri .op.cité
Dans cette période une première humanité voit son déclin fatal dans un déluge, un des visages de l'apocalypse indienne, où, châtiés par l'Inca, les hommes, qui par son pouvoir, pouvaient être à l'égal des dieux, sont décimés par le fléau et désormais fixés dans leur condition humaine. C'est l'introduction de la mort, celle du temps humain qui conduit à l'ère actuelle, qu'évoquent « les mythes historiques » dans lesquels les luttes inter-tribales, la rencontre ou choc culturel avec les Blancs trouvent leur place.
Dès lors, saisir l'importance de la mythologie c'est apprécier son poids dans la constitution même de l'homme, pour lequel les idées de réalité, de valeur, de transcendance prennent sens. En même temps le monde se laisse appréhender comme cosmos intelligible, significatif et organisé. Tous les matériaux qui figurent dans cet ouvrage ne sont pas des faits bruts, mais un « donné à entendre », un donné « par » et « à travers », car il n'y a pas davantage de faits bruts que d'objectivité pure. Ainsi présentés et organisés, ils invitent à cheminer au cœur de l'imaginaire shipibo, à partir de ce que des hommes ont dit, caché ou retenu : parole directe, parole en images, propos réfléchis, rigoureux ou expression spontanée publique ou privée, profane ou sacrée. Moisson de paroles donc, où il s'agit avec « l'ouïr » de « voir avec », mais aussi, traversée accompagnée d'où le dialogue n'est pas exclu.
« Vivant », cet imaginaire l'est d'abord parce que, en tant que «parole », les mythes ont la valeur de modèles structuraux et structurants, organisateurs du monde et du rapport au monde, au sein duquel ils assurent la communication ; « vivant » il l'est ensuite, par la force convaincante que cette parole exerce sur ceux qui la profèrent ; « vivant » encore, parce qu'à son caractère synthétique, paradigmatique, s'ajoutent l'émotion, la sensibilité, la participation affective à la fois ludique et sacrée des conteurs et des auditeurs ; « vivant » aussi, parce que tissé pour nous dans une relation humaine inscrite dans la durée. » . Pierrette Bertrand-Ricoveri .op.cité
Il faut noter aussi, en rapport avec la mythologie, que la vie et la pensée des Indiens sont organisées par le chamanisme. Comme dans toutes les sociétés où il existe, le chaman, ici MUËRAYA, est l'explorateur des espaces cosmiques et celui qui transcende les limites de la condition humaine. La « puissance » énergie qu'il incarne dans une vision animiste et son savoir contribuent à l'équilibre du cosmos au profit des hommes. Si, comme on la dit, le cosmos fut, dans cette tradition, l'œuvre de Père Soleil et des Grands Ancêtres, dans un temps mythique, primordial, « un temps d'avant le temps », ces grands fondateurs n'exercent plus d'action que par des entités médiatrices. Ainsi les Yoshin, génies, esprits-délégués des eaux, des forêts, des vents, des défunts, d'autre part, ou encore les Ibo, mères ou maîtres de chaque espèce végétale ou animale dont ils sont le prototype primordial, généralement gigantesque, et qui veillent à l'obéissance des hommes aux lois du cosmos. .C'est à ces « forces » que s'allie le chamane, entretenant un réseau de relations avec les « esprits » qui peuplent les obscurités souterraines, les espaces sidéraux, aquatiques ou sylvestres, ou ceux qui bordent l'enchevêtrement des chemins de la terre où s'organisent les activités humaines. Il entreprend des voyages oniriques avec ces esprits auxiliaires de la nature qui lui permettent d'accéder aux archétypes primordiaux et de rétablir ainsi des équilibres perturbés.
« En d'autres termes dans sa fonction rituelle, il célèbre pour et avec eux, la volonté des hommes de maintenir vivant, ce « temps d'avant le temps », de le répéter sans cesse, afin de rappeler l'ensemble des règles et institutions de la société où ils vivent. Ensemble de normes, de lois léguées par les Grands Ancêtres, transmises par le bouche à oreille, auxquelles ils doivent se conformer, et dont la référence qu'ils y font, témoigne de leur volonté de persévérer en leur être culturel ». Pierrette Bertrand-Ricoveri .op.cité
C'est que Mythologie et chamanisme sont loin d'attribuer à l'homme un rôle passif ; mais le situent au centre de la création. C'est pour lui que le monde physique, support de son existence et peuplé d'animaux et de végétaux, a été façonné. Dans le milieu naturel où il est installé, c'est à lui que les divinités ont fait don des éléments de sa survie. C'est lui qui bénéficie de la richesse, et de la diversité de la création. Ainsi par exemple, c'est pour lui que Frère-Lune introduit la culture, qu'Anaconda féconde les rivières. C'est encore lui, par la maladresse ,l'irréflexion, voire la méchanceté ,qui est susceptible de produire les bouleversements irrémédiables de l'ordre cosmique qu'instituèrent les Ancêtres. L'homme joue un rôle dans le concert des forces et participe à l'énergie cosmique .Il y participe dans la mesure où il maintient ou restaure l'équilibre de celle-ci par son respect des lois hérités des Anciens mais peut être par des actions contraires facteur éventuel de désordre. Ce monde indigène soumis à ces « forces » est ainsi précaire, mais le rite chamanique a pour but la réduction des risques d'éclatement, la recherche de la préservation, du maintien du cosmos.La parole du chamane est ainsi une force qui lui permet de dialoguer avec les puissances de l'univers
« Qu'il parle en qualité de yobë — sorcier —, de onanya-joni — guérisseur végétaliste — ou de clairvoyant — muëraya — la parole de celui-ci, qu'elle soit magique, profane ou sacrée, procède de ce pouvoir toujours efficient accordé aux ancêtres mythiques, fussent-ils corps célestes, animaux, plantes, phénomènes naturels, héros fondateurs pré-humains ou humains, tous autant figures divines. Les nommer, c'est les rendre présents ici et maintenant. Jamais figé, l'univers cosmique des Shipibo est une perpétuelle dialectique ; le monde environnant est le prolongement vivant de l'univers humain et, ce qui se produit en celui-ci affecte toujours celui-là, et réciproquement.» …. Pierrette Bertrand-Ricoveri .op.cité
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