Une errance en fragments
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João Gilberto Noll - La brave bête du coin [Traduit du brésilien par Dominique Nédellec – Éditions Do, 2018]
Article écrit pour Le Matricule des anges
Les voies de l’édition ont beau être impénétrables, elles nous laissent parfois perplexe. Ainsi, on serait en droit de s’interroger sur le temps qu’il aura fallu attendre pour que soit enfin traduit en français João Gilberto Noll (1946-2017), un des plus remarquables écrivains brésiliens des 40 dernières années, jouissant depuis longtemps dans son pays natal d’une reconnaissance plus que méritée. Sans doute la rare liberté de l’œuvre d’un auteur qui se définissait avant tout comme un écrivain « instinctif » explique-t-elle en partie l’indifférence d’un paysage éditorial francophone défendant trop souvent une image réductrice, pour ne pas dire conservatrice, du roman.
Noll ne conçoit pas l’écriture romanesque comme le défi de produire un objet scrupuleusement refermé sur un sens ne cessant de revendiquer sa parfaite homogénéité, préférant au contraire l’envisager comme une dérive hasardeuse, contradictoire, fragmentaire, se prolongeant et se multipliant d’un livre à l’autre ; livres le plus souvent courts (les 19 qu’a publié le brésilien dépassent rarement la centaine de pages). Cette dérive, chez Noll est autant celle de l’écriture que des personnages, qui, selon les vœux de l’auteur, sont « tout le monde et personne ». Pas de psychologie ici, mais la proposition de suivre les péripéties mentales (qui sont également réelles, quoique toujours sujettes à caution) d’êtres égarés, jamais à leur place (car dans le monde de Noll, il n’y a de juste place pour personne), qui font face à des situations équivoques se succédant dans des temporalités toujours mobiles. Lire Noll, c’est accepter de se laisser porter par un récit capricieux qui ne concède rien au lecteur. Tout a lieu à travers le filtre de narrateurs inquiets, victimes de désirs incontrôlés, tel le narrateur de La brave bête du coin, jeune poète miséreux qui, dès le début du récit, commet un crime. S’ensuivra pour lui un périple discret, aussi flottant (l’écriture de Noll ne pèse jamais) que perturbant, le faisant passer de la prison à l’asile, avant d’être recueilli, sans que ni lui ni lecteur ne sachent réellement pourquoi et comment, par un mystérieux couple d’allemands.
Ce personnage, comme la plupart de ceux de Noll, est en quête de lui-même, d’un devenir ; ne ressent-il pas au tout début du livre de « l’abattement » en se voyant « dans le miroir d’une pissotière » ? Une quête, naturellement, qui ne pourra déboucher sur rien ; rien d’autre, du moins, que la constatation perplexe du passage du temps : le narrateur, jeune homme d’à peine vingt ans, ne cesse de se surprendre de voir vieillir d’un coup les personnes qui l’entourent, comme si le temps était une entité autonome, s’écoulant à sa guise, sans que ni lui ni personne ne puisse rien y faire, comme s’il suffisait de se retourner un instant pour constater que quelqu’un est déjà au seuil de la mort. Ce déroulement erratique du temps, qui est aussi celui du récit, plein de sursauts et de virages abrupts, est peut-être le signe d’une identité impossible : « je sais que je dois m’annihiler de cette façon, sans souffrir, pour qu’un autre puisse venir et prendre ma place, ici je n’existe plus, je manque », confesse à un moment donné le narrateur. Plus que d’une quête de soi, peut-être vaudrait-il mieux parler ici d’une tentative d’épuisement de soi, de dissolution face à l’impossibilité d’un devenir, comme s’il s’agissait chez Noll de faire passer les personnages directement d’un néant (celui d’où ils aimeraient peut-être sortir) à un autre (celui d’où ils n’auraient jamais dû sortir). La quête de ces êtres désemparés n’est pas existentielle, car il faudrait commencer par exister pour cela, ce qui dans les romans de Noll n’est jamais tout à fait le cas. Le jeune poète observe une vache s’écrouler à terre et entend un « bruit sourd, comme si entre moi et ce que je voyais, il y avait eu une vitre blindée ». Cette apparente séparation d’avec le réel n’empêche pas les personnages d’être capable des pires violences ou des actes sexuels les plus frénétiques. Paradoxalement (ou pas), cette sorte de vie diffuse, où le narrateur semble ne jamais avoir de prise sur rien, accorde une place fondamentale au corps.
Les personnages de Noll sont toujours victimes de leurs pulsions, on pourrait même dire que la pulsion est l’unique moteur du récit. Mais ce serait faire peu de cas de la dimension poétique de l’écriture du brésilien, dont la simplicité et la spontanéité de ton permet justement de tout raconter sans jamais tomber dans la vulgarité, la grandiloquence ou la gratuité. « Pour moi, la littérature a largement partie liée avec l’amoralité », affirme Noll dans une postface signée du traducteur Dominique Nédellec, avant d’ajouter que, selon lui, la seule éthique qui vaille, c’est celle « d’une canine fidélité à ce qui est, à l’ontologiquement irréfrénable ». Cet irréfrénable est certainement le signe de la beauté aussi fragile qu’envoutante de ses romans, dont La brave bête du coin est un magnifique exemple.