Critique d’A la Trace, d’Alexandra Badea, vu le 6 mai 2018 au Théâtre de la Colline
Avec Liza Blanchard, Judith Henry, Nathalie Richard et Maryvonne Schiltz, dans une mise en scène de Anne Théron
Journée particulière s’il en est puisqu’avant le spectacle j’ai été invitée par La Colline à partager un moment spécial avec d’autres spectateurs habitués du lieu ainsi que quelques blogueurs : nous nous sommes réunis autour d’une longue table pour confectionner ensemble un repas cher au coeur d’Alexandra Badea. Sorte de macédoine qui puise ses origines en Roumanie, le repas a été un moment de convivialité absolue et je remercie à nouveau le Théâtre de la Colline pour cela. Nous nous sommes ensuite rendus dans la grande salle de La Colline pour découvrir le texte de celle qui avait été notre cuisinière-en-chef durant ce beau moment – et comme pour le repas, je m’y suis rendue vierge de toute idée sur l’événement.
Dans A la Trace, plusieurs histoires se superposent. Le fil directeur se décompose en deux trames principales : d’un côté, les recherches généalogiques de Clara ; de l’autre, la vie d’Anna. Clara cherche celle qui a été la maîtresse de son père et dont elle n’a que quelques objets matériels et un nom pour seuls indices : une certaine Anna Girardin aurait oublié un sac et quelques affaires, retrouvées par Clara à la mort de son père. Mais des Anna Girardin, il y en a des centaines ! Elle se met alors en tête de trouver la vraie, celle qui pourra la renseigner sur cette mystérieuse relation qui lui était inconnue. De son côté, la véritable Anna Girardin semble fuir quelque chose : on la retrouve dans des hôtels toujours différents, occupant ses soirées sur des réseaux dans lesquels elle discute avec des hommes mais ne semble pas vouloir s’attacher. C’est à travers ces discutions que l’on va en apprendre plus sur Anna, sur son passé et sur les étranges ressemblances avec celui de Clara.
Je suis très partagée sur ce spectacle. J’ai eu du mal à m’intéresser vraiment à cette histoire de famille qui me paraissait assez surfaite : sans vouloir divulgacher certains rebondissements (qu’on voit venir assez rapidement cela dit), le texte est quand même empreint de clichés et le côté mélo-dramatique de ces trois générations qui se cherchent autant qu’elles cherchent à nous tirer des larmes me laisse les yeux bien secs. Cependant, une force mystérieuse m’a maintenue dans le spectacle et malgré mon intuition sur sa fin j’ai suivi le spectacle avec plus de curiosité que je ne voudrais l’avouer.
© Jean-Louis Fernandez
Cette force, je pense pouvoir l’imputer à la scénographie renversante de Barbara Kraft. Le décor est un terrain de jeu incroyable : 6 cases empilées les unes sur les autres sur trois niveaux, chaque scène se déroulant dans une case spécifique. Seul défaut : une réelle distance est imposée entre les personnages et le spectateur, ce qui a certainement participé à me laisser de côté. Néanmoins, visuellement, ce dispositif est une belle réussite. Les interactions entre Anna Girardin et ses différents hommes suivent ainsi toujours la même forme : elle, dans une case, ou parfois sur le plateau, et son interlocuteur projeté sur le décor, conversant avec cette inconnue.
Ce sont les scènes les plus prenantes du spectacle : omniprésence des réseaux sociaux, soutien évident que les conversations peuvent représenter mais également distanciation imposée par de tels dispositifs, le sujet est primordial pour moi et j’y ai sans doute plaqué beaucoup de personnel mais il m’a littéralement happée. Lorsque le film est diffusé sur plus d’une case, projetant une tête sur très grand écran, cela jure avec la petitesse d’Anna alors présente sur le plateau, et je n’ai pu refouler cette image de Black Mirror dans laquelle un personnage est introduit physiquement dans le cerveau d’un autre et lui parle jusqu’à ce que celui qui a gardé son corps décide de lui couper la parole, de le mettre sur off, et ainsi de l’empêcher d’exister. Brillant.
Un texte assez creux soutenu par un dispositif percutant, je m’étonne moi-même d’avoir tenu le choc. Je salue quand même cette pièce qui emploie quatre comédiennes sur le plateau, chose qui n’est que trop rare au théâtre. Parmi elle, Judith Henry m’a particulièrement marquée. Elle incarne à elle seule les différentes « fausses » Anna Girardin que Clara rencontre et il serait réducteur de se contenter de dire qu’elle les incarne toutes différemment. Ce ne sont pas seulement des caractères changés qu’elle propose, mais littéralement des femmes spécifiques, avec des histoires qui leur sont propres. Sur le plateau, elle rayonne, si bien qu’à aucun moment son personnage ne peut être considéré comme secondaire. Des quatre personnages présents sur le plateau, en considérant que toutes ses Anna Girardin n’en font qu’un, elle est celle qui a le mieux transcrit sa part de mystère, en ne cherchant à aucun moment à le souligner.
Je ne peux m’empêcher de trouver dommage l’emploi d’un tel dispositif pour un texte qui manque de profondeur.
© Jean-Louis Fernandez