Bénéfice. Attention, chef d’œuvre… dérangeant! Quelques-uns y verront une réponse littéraire à sa fille Laurence, ancienne banquière et trader, qui, à l’automne dernier, avait publié une sorte de «roman familial» dans lequel, sur un mode tendre et féroce, au point de tordre injustement l’Histoire, elle réglait ses comptes avec ses parents et toute une génération d’intellectuels engagés. D’autres découvriront uniquement le propos et l’objet du livre, à savoir une lettre de 154 pages à son fils, âgé de seize ans, qui lui demande quelle filière suivre après son bac, et auquel il répond pour l’«orienter dans les jungles de demain». Certains enfin, les plus mélancoliques d’entre-nous, liront ce qu’il convient d’être lu, un livre-testament, ni plus ni moins, d’une importance si capitale par les temps qui courent qu’il fera date comme l’un des piliers de nos réflexions à-venir. Avec «Bilan de faillite», publié chez Gallimard, Régis Debray touche à la perfection du genre littéraire : un essai qui dépasse l’essai et nous laisse pantois par son ampleur culturelle et politique. Rien d’étonnant. Le philosophe et médiologue, soixante-seize ans, ne prend jamais la plume au hasard ni pour passer le temps. «Quoique la rotation des étiquettes donne le tournis aux hommes de tradition, le bénéfice de l’âge m’autorise un état récapitulatif des pertes et profits, côté salut public et nobles causes», écrit-il. Défaitiste, Régis Debray? «Castriste à vingt ans et partisan de la lutte armée contre les dictatures d’Amérique latin, j’ai vu l’une après l’autre ces insurrections défaites.» Méchant avec lui-même? «Socialiste assagi et bon teint, j’ai vu s’épanouir à domicile un hypercapitalisme omnisports, en forme olympique, et les écarts de richesses se creuser partout alentour.» Acteur d’une faillite collective, donc personnelle? «Misant mes dernières cartouches sur le renouveau d’une République à la française, j’y ai vu prendre ses aises, sans complexe, une démocratie à l’anglo-saxonne, la relation client remplaçant un à un les services publics.» A moins qu’il ne soit victime de la fin d’une époque, au triomphe de «la langue de la gestion comptable et financière», lui qui rêvait tant que «le programme du Conseil national de la Résistance sorte un jour de l’oubli»?
Histoire. Derrière la façade crépusculaire, qui constate les «programmes déchirés», les «confiances déçues»et les «amitiés brisées», ce qu’il appelle «le sort commun des vaincus de l’Histoire», Régis Debray se demande «ce que nous avons bien pu faire pour en arriver là». Qui nous?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 mai 2018.]