La bataille des monts
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front français des Flandres, 9 mai. En attendant les batailles nouvelles, il est intéressant, il est émouvant d’écrire, d’esquisser plutôt, l’histoire de ces corps français qui remontèrent en hâte de l’Oise à la Somme, à la Lys, pour aider les Anglais à barrer la route à l’ennemi. Les Allemands ayant forcé le passage de la Lys, et trouvant devant eux une résistance qui empêchait l’encerclement du saillant d’Ypres (nous dirons bientôt là-dessus ce qu’il faut devoir aux Belges), décidaient de reprendre l’attaque sur la seule partie du front où ils avaient eu des avantages. Ils rétréciraient leur objectif pour agir plus puissamment. Ils ramenèrent leurs divisions qu’ils avaient destinées à l’exploitation de la rupture du front belge (ces Belges qui n’ont pas voulu se laisser rompre !) et ils montèrent l’opération du Kemmel. Dès le 20 avril, leur intention était percée ; le 23, manœuvre préparatoire, ils attaquent au nord-est de Bailleul pour essayer de nous tromper d’abord puis pour prendre la ferme Hagdorne et la hauteur de Mille, couverture du flanc gauche de leur prochaine attaque. Le 25, à 3 h. 30, dans le brouillard, ils déclanchent leur danse d’artillerie. Ils avaient amené là une succursale de leur enfer. Tous les calibres y étaient représentés. Leur tactique est double : tirs de destruction sur le Kemmel, parfois sur le mont Noir, tirs de harcèlement intenses sur les arrières. Il y a de l’acier et du gaz, de la mort et du poison. À sept heures, l’infanterie se met en mouvement. Le front d’attaque va de Wytschaete à Dranoutre, 9 kilomètres. Vont mener l’assaut : le corps alpin, la 56e, la 4e, la 22e. Des régiments sont en soutien : une division par 2 kilomètres. Le corps alpin se charge du Kemmel, la 4e division de Dranoutre, les autres couvrent l’action principale. Sur le Kemmel, une relève venait de se produire. Nous n’y avions encore que des îlots. Le nombre noie le mont. Nos îlots surnageaient. L’après-midi, le Kemmel est encerclé. Les îlots résistent. Puis le Kemmel est pris. Les Allemands le possèdent. Mais, halte ! il y a du « bleu » à ses pieds. Le 26e veut pousser : fermé. Et c’est ici que l’enthousiasme des Allemands va leur rentrer dans la gorge, enfoncé par des Français. Le but manqué La prise du mont Kemmel a élargi le cœur des Boches, le vent de la conquête les gonfle. Ils ont enlevé le premier mont qui leur barrait la route, aux suivants. Ils l’ont trouvé le nouveau moyen de déterminer l’évacuation d’Ypres ! Aussi, en avant ! crie Sixte von Arnim, général d’Allemagne, en avant et sans délai pour l’empereur ! Ils vont prendre d’enfilade la ligne des Monts, leur premier objectif sera le Scharpenberg et Locre. Ils étendront l’attaque à droite jusqu’à Zillebeke. Les troupes défendant Ypres seront forcées de lâcher. Le succès sera exploité au maximum. Leurs prisonniers ne nous cachent pas ce qui nous attend. Ah ! Calais ! cette fois, on le tient. Attention ! départ le 29 avril ! L’avalanche de fer et de feu Ils ont doublé leurs moyens d’artillerie. Nos officiers, nos soldats qui ont tout vu depuis quatre ans, jurent qu’aucun bombardement n’avait encore approché le déchaînement de celui-ci. C’est qu’ils croient tenir la bonne route ; pas d’erreur, la Manche est au bout. Le but vaut l’effort. Seulement, ils sont pressés, ils se doutent bien qu’il se creuse quelques pièges à loups sur le chemin et le succès du Kemmel leur tourne la tête, ils ne prennent pas le temps de monter froidement leur affaire. L’artillerie compensera. Ils font sauter sous leurs gros calibres la terre de la chaîne des Monts. Ils s’en prennent surtout au mont Rouge et au mont Noir. Dans la nuit du 29, à trois heures du matin, ils s’avancent. Il n’y avait pas qu’eux qui s’avançaient. Dans les trous d’obus, ayant tenu sous la plus surhumaine avalanche de fer, les troupes françaises étaient présentes. Les Allemands voulaient tellement passer qu’ils avaient porté des batteries à plusieurs centaines de mètres d’eux. C’était trois heures du matin. Le brouillard voilait tout sauf les éclairs des départs et des éclatements. J’étais à 100 mètres du Scharpenberg, dit un commandant, et je ne le voyais pas. Les Français se portèrent à la rencontre de l’assaut. Mais qui vient ainsi ? Sont-ce des Français ? Les Boches avaient coiffé le casque français. Les nôtres n’eurent aucune pitié pour le matériel national. Ils l’abîmèrent dans de violents corps à corps. Ils fauchèrent les voleurs à la mitrailleuse, à bout portant. Les Boches étaient partis pour Calais, ils n’avancèrent même pas de trois cents mètres. C’était trop dur, ils ne pouvaient mordre. Leur élan les avait cependant conduits jusqu’à Locre, mais ils s’arrêtèrent, ils avaient besoin d’en conserver quelque peu pour reculer. Car la route de Calais était devenue élastique, ils allaient reculer. Montées sur la minute, des contre-attaques nous portèrent à l’église de Locre. La nuit prochaine nous donnerait le temps de nettoyer le reste du village. Ce fut fait. On y trouva la preuve de la précipitation allemande. Ils se croyaient victorieux, ils négligeaient l’ordre : on fit dans Locre des prisonniers de 14 compagnies, de 4 régiments, de 3 divisions différentes. Sixte von Arnim était dégonflé. Mais – les Français trouvent toujours le moyen d’ajouter un « mais » à tout – mais notre ligne n’était pas droite. Il y avait des rentrants. Ça ne pouvait pas rester comme ça. Chez nous, nous avons la manie de la simplicité. Il fallait étirer la ligne. Le 4 mai vit ce luxe-là. Donc, le 4 mai, on voulut rectifier notre ligne. Et ce fut l’affaire de la ferme Butterfly. Un chef-d’œuvre, cette affaire : pas un mort, pas un blessé (on la donnera en exemple à l’armée) et on enleva le morceau – pour rectifier. Puis on passa à la ferme Buloz-Cabaret ; les Boches ne voulaient pas la céder, on la conquit de haute lutte. Chacun, où il y avait un rentrant, tapait dans son coin. Tout maintenant est à l’alignement. Depuis, nous leur octroyons des milliers d’obus par jour comme reconstituant. Nous leur avons fermé la porte au nez. Nous devenons les gens les plus désagréables des champs de bataille.
Le Petit Journal
, 12 mai 1918.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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