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Socrate développe l'expérience philosophique

Publié le 15 décembre 2009 par Jefka
Socrate développe l'expérience philosophique

Le rationalisme ne se satisfait pas de la tradition. L’usage de la raison pour signifier toute chose induit bien souvent la contradiction, laquelle peut agir jusqu’aux coutumes les plus anciennes. Derrière la raison se cache le doute, la volonté de ne pas admettre sans siller ce qui est établi sous les auspices conventionnelles. L’opinion interfère l’acquiescement. Une prise de conscience à l’échelle collective bouleverse une société. Les soubresauts nés de façons de penser novatrices sont multiples dans l’histoire du monde. Athènes par exemple connaît une période de radicalisation de la raison à la sortie de la guerre du Péloponnèse. A cette période le mythe s’estompe, la sophistique s’emparant de la place publique athénienne. Les hommes se retrouvent bientôt seuls face à eux-mêmes, sans loi divine ni contrainte passéiste. La foi ne dispose pas encore de religion monothéiste. La raison est ainsi la seule issue restant à la Cité pour définir codes et systèmes de valeurs. La tâche n’est cependant pas aisée, l’opinion cédant facilement à la confrontation, au conflit. Les points de vue sont par nature divergents, le consensus requérant un effort. Du débat au pugilat, la menace est réelle. Le désordre risque de l’emporter sur l’harmonie qui pourtant est impérative au vivre ensemble. C’est dans ce climat aux allures chaotiques qu’intervient donc Socrate. Selon lui, la raison ne constitue aucunement un danger de désordre civique, à condition de savoir s’en saisir pour ce qu’elle est, c'est-à-dire la mettre au service du sens pour tous, et non pour sauvegarder ou développer les intérêts de quelques-uns dont le reflet n’est qu’absurdité pour les autres. Les sophistes, contemporains de Socrate, participent de ce dernier cas, à savoir le détournement de la raison. Ce qui les anime est la performance oratoire employée uniquement à convaincre, persuader et ce quelque soit le contenu du discours. Un sophiste se plaît par exemple à convertir un jour donné son auditoire sur une idée, tout en étant capable le lendemain de réfuter la même idée, que le public soit identique à celui de la veille ou non. La raison est ainsi instrumentalisée. Comme pour tout outil, elle peut être au service de tous les intérêts, y compris les moins louables. La rhétorique n’a donc que faire de ce qui est juste ou non, vrai ou faux. La vérité n’est pas ce qui la fonde. Elle est usage de la parole à des fins pragmatiques. La rhétorique est un élément de persuasion qui emporte ou non les assemblées ou les tribunaux. Dans ce contexte, le gouvernement de la cité est un exercice réservé aux plus habiles. Tout est devenu incertain, aucune transcendance n’assurant une représentation ou des principes sur lesquels l’homme puisse se tourner dès lors que le différend ou le mystère demeure. Et pourtant, Socrate démontre le contraire. Il est persuadé que l’universel n’est pas astreint à la relativité. Paradoxalement, ses armes sont les mêmes que celles maniées par les sophistes. Selon Patocka, philosophe tchèque du XXème siècle, en parlant de Socrate : « Il découvre, dans le discours, dans la discussion, dans la parole (logos), un véhicule de l’unité essentielle. » La parole est certes exploitée quotidiennement par le plus grand nombre à des fins utilitaristes, essentiellement dans le domaine privé, comme pour le travail et le commerce. Le discours est donc ordinairement un véhicule pour l’information. Socrate y décèle par contre la possibilité d’accéder à la transcendance. Il estime que les mots, selon la façon dont ils sont employés, sont porteurs de révélation. Ils sont potentiellement un matériau qui participe de l’expérience philosophique : « Quand nous voyons l’un et l’autre que ce que tu dis est vrai, quand nous voyons l’un et l’autre que ce que je dis est vrai, où le voyons-nous je te le demande ? Assurément ce n’est pas en toi que je le vois, ce n’est pas en moi que tu le vois. Nous le voyons l’un et l’autre dans l’immuable vérité qui est au-dessus de nos intelligences. » Le logos, si l’on s’en donne la peine, mène à la lumière en dimensionnant la réflexion selon l’universel et non en fonction de préoccupations affectives et personnelles. La parole en tant que manifestation orale de la raison ne doit pas se cantonner à confirmer le moi mais à affirmer le nous. La question est de s’évader d’un esprit étroit, de dépasser un intellect restreint au singulier pour franchir une porte accédant à un espace où l’universalité se reflète en tout point. L’homme est en mesure de s’extérioriser et de saisir la lumière suffisante pour distinguer le vrai du faux, le bien du mal, le juste de l’injuste. Cette capacité vaut d’ailleurs responsabilité parce qu’il est le seul être vivant à en disposer. « L’homme est à la mesure de toutes choses » énonce Protagoras, penseur contemporain de Socrate. Pour d’autres, comme Descartes, la mesure de toutes choses est Dieu. Autrement dit c’est le divin qui détient les règles du jeu et il appartient à l’homme, dès lors qu’il accepte une réalité non immanente, d’en être le lecteur. L’entendement est une composante de la condition humaine. Il est fini et en cela il ne peut pas être le producteur d’une vérité qui le dépasse, dans le temps et dans l’espace. Tout au plus peut-il être le traducteur d’une volonté d’essence divine en usant de la confrontation d’idées de manière interrogative, et non dogmatique ou versatile, pour déboucher sur une révélation. Cette expérience philosophique est interprétée par les uns comme un engagement de l’esprit vers la transcendance, mais elle est également interprétable comme une voie paradoxale, dénuée de sens car son principe tend à conduire la raison vers l’irrationnel.


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