Le corps serait-il le tombeau de l’âme, selon l’expression de Platon ? Autrement dit, la pensée serait-elle circonscrite par des exigences corporelles ? Des impératifs physiologiques annihileraient-ils toute tentative de l’esprit destinée à sortir de soi-même ? Platon développe dans Phédon l’idée d’un antagonisme entre le corps et l’âme, le premier refusant à la seconde une approche totale de la vérité : « …tant que nous aurons le corps associé à la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminée par un tel mal, nous n’atteindrons jamais complètement ce que nous désirons et nous disons que l’objet de nos désirs c’est la vérité…Il(le corps) nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d’innombrables sottises, si bien que, comme on dit, il nous ôte vraiment et réellement toute possibilité de penser…La conséquence de tout cela, c’est que nous n’avons pas de loisir à consacrer à la philosophie…il(le corps) intervient sans cesse dans nos recherches…nous rend incapable de discerner la vérité. » Avant de pouvoir s’engager dans toute démarche spirituelle, l’homme serait soumis à toute une série de servitudes à laquelle il lui est difficile d’échapper pour vivre pleinement sa pensée. Les besoins primaires, pour reprendre la théorie de Maslow, l’assaillent, tels la faim, la soif, la sécurité. Il lui faut donc travailler pour subsister dans sa chair, s’épuiser dans des préoccupations utilitaires au lieu de s’épanouir dans des activités libérales. Le travail accapare celui qui s’y soumet, lui vole du temps disponible. En outre, une fois l’aisance matérielle acquise, le corps n’est pas pour autant rassasié. Que l’on soit pauvre ou riche, que la fortune nous accompagne ou pas, la sensibilité qui nous caractérise ne nous abandonne jamais. L’affectivité possède notre espace mental, jusqu’à nous corrompre dans l’illusion. Ce constat est un message de Socrate restitué également dans Phédon : « Toute âme humaine, en proie à un plaisir ou à un chagrin violent, est forcée de croire que l’objet qui est la principale cause de ce qu’elle éprouve est très clair et très vrai, alors qu’il n’en est rien. » Le corps est donc omniprésent ; il exige le maintien, l’entretien, la satiété, tout en ne promettant aucune gratitude certaine. La maladie dans l’absolu n’exclut personne. Est-ce pour autant que le corps est omnipotent et condamne ainsi l’âme au silence ? Certainement pas, l’homme ayant dépassé le stade de l’animalité. Mais l’humanité, en tant que représentation de la pensée, s’acquiert. Seulement Platon prévient que le corps n’est jamais bien loin. La raison doit composer avec l’illusion, l’imagination, l’empêchant ainsi d’avoir un rapport absolu avec la vérité : « Mais le pire de tout, c’est que même s’il nous laisse quelque loisir et que nous nous mettions à examiner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la confusion et nous paralyse au point qu’il nous rend incapable de discerner la vérité ». L’homme ne peut pas se détacher totalement de lui-même, une part de subjectivité et de sensibilité entrant toujours en ligne de compte, ombrant tout raisonnement à prétention objective. La seule issue envisagée par Platon quant à l’indépendance de l’âme est la fin du corps. Il nourrit donc une espérance à propos de la mort, mais il ne s’agit que d’une croyance car qui peut certifier que l’âme se prolongera une fois les organes en putréfaction. Platon se garde bien de ne pas verser dans le dogmatisme, cette réserve le maintenant dans son statut de philosophe : « Nous n’avons, semble-t-il, ce que nous désirons et prétendons aimer, la sagesse, qu’après notre mort, ainsi que notre raisonnement le prouve, mais pendant notre vie, non pas ». Cependant, il ne s’agit pas pour Platon de faire l’apologie de la mort. Le philosophe donne volontiers aux mots une coloration métaphorique et dans le cas présent, la séparation de l’âme d’avec le corps est avant tout un conseil qui nous est livré : être en mesure de se détacher du passionnel et du ressentiment pour se mettre dans les meilleures dispositions afin de décider librement. Les affects se présentent en effet comme une eau trouble, parfois agitée, dont les remous se dispersent sans commandement, brouillant toute transparence que réclame la vérité. Néanmoins, ne peut-on pas dire que les affects sont aussi ce qui nous rapporte au monde ? Le corps est bien le contact entre l’intériorité et l’extérieur. Il faut bien voir, entendre, sentir pour penser. L’âme d’ailleurs est-elle vraiment une entité distincte du corps ? Ne serait-elle pas plutôt une fonctionnalité de plus, comme ce cœur qui bat ? Nietzsche l’affirme : « …je suis corps tout entier et rien d’autre. L’âme n’est qu’un mot désignant une parcelle du corps… Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles « esprit », mon frère, un petit instrument et un jouet de ta grande raison ». (Ainsi parlait Zarathoustra). Nietzsche présente l’âme de Platon comme un arrière-monde mensonger où se réfugient ceux qui sont effrayés par la part incompressible de l’inconnu, du chaos qui jouxte nos vies.
Corps ou âme ; âme ou corps ; corps et âme ; à chacun de s’y retrouver.