Villes visibles et invisibles

Publié le 06 juillet 2008 par Joachim
Le voyageur qui au bout de la route….

atteint la ville de Kiarostami croît devoir y chercher un trésor.

Il ne s’en rend d’abord pas compte, mais la ville de Kiarostami obéit à des agencements des plus logiques. Tout est caché, mais tout est logique. Il suffit de trouver la clef.

Au bout de la route, il y a la colline où est cachée...... la ville, à l'entrée de laquelle, est cachée ...... sa ruelle d'accès, au bout de laquelle est caché un passage secret ...... qui mène directement jusqu’à la chambre du voyageur.

En quelques pas, sans même que le voyageur s’en aperçoive, il passe du paysage le plus vaste à l’espace le plus intime. Et pourtant, le voyageur venait bien pour la toute première fois dans la ville de Kiarostami. Qu’est-ce qui a rendu son trajet si linéaire, si évident ? Qu’est-ce qui lui a fait croire qu’il se sentait presque comme chez soi ? Certes, les habitants (souvent les plus jeunes d’ailleurs) de la ville de Kiarostami sont accueillants et toujours prêts à guider les pas de l’étranger. Mais au-delà de ça, c’est la matière même de la ville de Kiarostami qui la rend si évidente pour celui qui la découvre. La ville de Kiarostami est une sorte de poupée russe en trois dimensions où grands et petits espaces, places publiques et passages secrets trouvent une imbrication miraculeuse.

Pour s’en convaincre, le voyageur retourne sur la place principale de la ville de Kiarostami. Et c’est là qu’il y découvre la singularité de sa matière. La ville de Kiarostami n’a pas de sols, pas de murs, pas de toitures, mais tout cela en même temps, lié par une même matière unique, une sorte de tapis urbain qui d’un même élan fabrique un trottoir, une rue, une place, une terrasse et partant toute l’architecture qui va avec.

Le voyageur avait entendu parler d’une ville pareille. C’était celle qui peuplait le rêve d’un ami architecte : une ville coquille d’escargot, un phantasme constamment poursuivi et jamais concrétisé d’une ville qui s’envelopperait autour des corps de ses habitants et surtout de leurs habitudes, mais sans qu’ils s’en aperçoivent.

Interloqué, le voyageur doit prévenir son ami l’architecte qu’une telle ville existe bel et bien même si personne ne le sait. Mais la ville de Kiarostami trouve ça très bien que personne ne le sache. Elle n’a surtout pas envie de faire parler d’elle.

La preuve, pour parler de la ville de Kiarostami, il faut sortir des ses murs et revenir tout en haut de la colline, là où la ville de Kiarostami n’est pas encore parvenue, là où il n’y a plus que des rochers… et même pas de cavernes. C’est là que le voyageur comprend la singularité de la ville de Kiarostami. Si cette ville est si belle, c’est qu’elle nous accueille à la fois comme une sculpture et un cocon.

Film : Le vent nous emportera (Abbas Kiarostami 1999)

Texte : Chapitre supplémentaire "rajouté aux et à la manière des" Villes Invisibles (Italo Calvino 1974)

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Livre gigogne, livre talisman, catalogue de villes emblèmes, Les villes invisibles est le plus beau récit de voyage imaginaire. Litanie de récits de parcours et de découvertes de villes phantasmatiques, c’est sans doute la plus belle évocation du sentiment urbain quand il s’émancipe de la description pour atteindre à la cristallisation intime. Récit sans images qui en fait naître de quantité, il méritait bien un petit appendice (cet « à la manière de ») évoquant la magie de Siah Dareh, ce village du Kurdistan iranien, dans lequel je n’ai jamais mis les pieds (à l’avenir peut-être, mais ce voyage en Iran est constamment projeté, constamment repoussé), mais que j’ai l’impression de connaître intimement par la magie des itinéraires kiarostamiens. Si le héros de Kiarostami vient à Siah Dareh pour y trouver un trésor, le trésor du film, je l’ai déjà trouvé, c’est la ville de Siah Dareh elle-même.