(Note de lecture) Béatrice Bonhomme, "Dialogue avec l’anonyme", par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé

Peut-on, ose-t-on, espérer continuer à vivre splendeurs et beautés au cœur de l’absence ? Dialogues avec l’anonyme choisit de creuser profond ce qui reste de lumineux dans ce vide vécu, en explorant les rugosités comme les ressurgissantes douceurs, et ceci implacablement, tendrement, pressentant pourtant ce qui, dans tout ce qui est, échappe à tout geste d’inscription possessive, orgueilleuse, toute stricte subjectivité même, comprenant l’écart entre le tellurique et le rêve, écrivant, se lovant dans cet écart même, en vivant la précaire, insaisissable et mouvante immatérialité. Poème en six volets, avec son prologue et son épilogue, Dialogue avec l’anonyme déroule avec discrétion et une délicate intensité cumulative les éléments de sa rythmique et fluide conscience. Voici le poème de la reconnaissance, de la gratitude, une poésie-pour, profondément quoique aveuglément orientée, puisant dans le désir et le sentiment d’une vastitude cosmique, mystique même où baigne tout faire, tout poïein axé sur le pressenti. « [P]our ce regard que tu as…//… pour les tableaux d’une conflagration de source…//… pour ce palmier tombé dans le choc sourd de la terre…//… pour cet olivier qui se lie au poteau électrique … pour ce jardinier qui balaie quelques fleurs devant sa porte … pour ton visage avec son vrai regard, enfin nu, presque aveugle, au dehors, ouvert sur l’intériorité d’un choc de lumière ». Des ellipses, un certain émiettement de la conscience face à sa foisonnante émergence – c’est la condition même de l’inscription de cette invisibilité affective, psychique que vit et, spontanément-lentement, décode la poète – et pourtant reste cette subtile et rêveuse liquidité dans l’articulation que l’on trouve partout dans l’œuvre de Béatrice Bonhomme.
Une écriture bien ancrée même si s’élaborant « dans la culbute de l’infini ». Pierres, fleurs, insectes, arbres, chatte, soleil, murs, maison, mer, partout la terre déplie ses richesses vécues avec un sentiment d’intime proximité, de profonde osmose, même. Et, au cœur de tels frôlements et échanges, le poème de B. Bonhomme cherche et parvient à saisir quelque chose de l’intemporalité, de l’aspatialité de notre traversée des phénomènes de l’être, de notre conversation intérieure avec eux, ce dialogue fait, comme écrit Yeats, d’ « un peu d’air », trace viscérale mais flottant dans l’immensité « anonyme », indicible, la lumière de sa substance « brûlée », lisons-nous.
Ode, certes, mais Dialogue avec l’anonyme hésite également entre élégie et chant, entre poème d’adieu, de deuil, et louange. Long et patient, avec des insistances, des reprises et des anaphores qui en trahissent la délicate intensité affective et méditative, le poème, je suis tenté de le croire, a quelque chose de l’epithalamium, dans la mesure où, ici, malgré tristesse et angoisse, il parvient à épouser, non pas la spécificité d’une seule identité bien-aimée, mais, en excédant les signes, plutôt cette vaste, cette fourmillante et inimaginable présence, au-delà de toute disparition, tout devenir strictement mortel, que la Chandogya Upanishad appelle, tout simplement, Cela. Épousant, parfois péniblement et pourtant avec une tâtonnante intuition, un certain sacré refusant de céder au profane qui, ainsi, se sacralise au sein de son inconcevabilité, « secret ignoré, comme une chose précieuse et méconnue, comme une espérance folle et anonyme ».  

Michaël Bishop
 
Béatrice Bonhomme. Dialogue avec l’anonyme. Collodion, 2018. 56 pages.
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