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Des médias piégés par leurs contenus, tirés par leurs compléments ?
Publié le 02 mai 2018 par FmarietBahrat Anand, The Content Trap. A Strategist's Guide to Digital Change, 2016, 464 p., $ 15.76 (ebook), Bibliogr.
L'auteur est Professeur de gestion (Business Administration) à Harvard Business School. Ph.D. en Economics, c'est un observateur - "dégagé" - des stratégies d'entreprises, au sens où Raymond Aron se disait "spectateur engagé". Comme observateur, son travail est remarquablement riche et diversifié : tout l'histoire du Web est présente dans le livre, sous forme de cas, d'exemples, d'anecdotes aussi, notamment, puisés dans l'histoire récente des médias, de la presse (Newsweek, The Economist, Schibsted, etc.) et de la télévision surtout. L'ouvrage se termine par une longue réflexion sur l'éducation dans un univers de savoirs numérisés.
The Content Trap est de lecture agréable et utile parce qu'il remet les faits de l'histoire récente du marketing et des médias en perspective, ou, du moins ce que l'on estime être les faits, ceux que l'on a faits et que l'auteur continue à faire et à propager. Mais comment sont faits ces faits sociaux ?
Résumons brutalement l'originalité de l'ouvrage. On connaît la dichotomie classique qui oppose contenus et tuyaux et le dicton courant affirmant que le contenu est roi. Bahrat Anand semble en prendre hardiment le contrepied : le roi n'est pas le contenu, au contraire, ce qui règne désormais, c'est la connexion mais surtout le complément du média, son contexte. L'auteur dénonce dans le marketing et les médias la présence d'un état d'esprit centré sur le produit, sur le contenu ("a product or a content-oriented mindset") ; il propose de lui substituer un état d'esprit centré sur les compléments ("complements mindset"). Dans le même ordre d'idée, il suppose de renoncer à une mentalité d'assiégé ("citadel mentality") : au lieu de protéger le produit à tout prix, il faut plutôt en développer et en travailler les connections, le laisser déborder (spillover), évoluer, s'adapter, changer.
Bahrat Anand met l'accent sur la notion de complément. Ce qui fait le succès de l'iPhone vendu fort cher, avec une marge élevée, est son complément, iTunes ; l'appareil ne vaut que parce qu'il donne accès à la musique et à des applications innombrables, ses compléments. Toutefois, il importe de ne pas se mettre en situation de dépendance vis à vis de certains compléments stratégiques : c'est ce qui a conduit Apple à développer sa propre appli pour remplacer Google Maps à l'origine offert par défaut avec l'iPhone (comme la météo et la bourse de Yahoo!). La notion de complément est ancienne, c'est la dialectique du rasoir que Gillette commercialise à bas prix pour vendre ses lames, cher et souvent. L'auteur évoque la relation entre les pneus et le Guide Michelin, moins claire. Qu'en serait-il, pour Nespresso, de la relation machine à café / capsules ? La visibilité du papier, livre ou magazine, sur les linéaires, fait vendre le numérique, note l'auteur : le réseau de distribution en dur est-il le complément du numérique ? Quel rôle assigne Apple à ses Apple Stores ? Compléments ?
A l'appui de sa thèse, l'auteur accumule les exemples : la presse et la concurrence des petites annonces en ligne, le marketing du sport, la vente de la musique observant le déclin du CD, le maintien des concerts et les lancinantes lamentations à propos du piratage. L'impact du piratage sur la vente de musique ou de films est d'ailleurs devenu un sport de combat pour universitaires ("contact sport among academics"), ironise-t-il ; cela vaut maintenant pour le cord-cutting et le développement de la télévision connectée (unbundling, OTT, Direct-To-Consumer TV). Les stratégies de conservation, de préservation du CD, de la vidéo-cassette, des salle de cinéma relèvent-elles du même combat, perdu d'avance, combat qui en appelle au droit et à l'Etat pour faire régner l'ordre menacé, et rétablir le status quo ante bellum (en France la loi Hadopi, 2009 ; aux Etats-Unis, le "Betamax case", Suprem Court, 1984, Sony vs Universal). Erreur de diagnostic, souvent fatale. L'histoire montre que les médias dominants s'opposent toujours aux nouveautés : ils furent contre la radio (aux Etats-Unis), contre la télévision par câble et satellite (aux Eltats-Unis, le piratage déjà !), contre la FM (en France, 1980), contre le magnétoscope (l'inénarrable bataille de Poitiers, 1982), contre Internet... A qui le tour ? Pourquoi cette inertie ?
La notion de complément, au cœur de l'analyse, si elle est confuse, permet de dépasser celle de disruption ("from disruption to complement"). Bien sûr, il ne faut pas isoler le produit mais le placer dans son contexte... Ne doit-on pas prendre en compte, au titre du complément, l'accès, la commodité, l'ergonomie ? La télévision par câble ou satellite est peu commode ; en revanche, Netflix est commode, facile, la presse en ligne est commode (sauf pay-wall, refus des adblocks... On a parlé d'âge de l'accès et du service supplantant un âge de la propriété (Jeremy Rifkin, The Age of Access, 2001) : est-ce si nouveau (cf. l'histoire du livre et des bibliothèques, du manuscrit à l'imprimé) ? Recours utile à l'histoire encore : la radio, tout comme MTV ensuite, n'ont pas concurrencé la vente de disques, au contraire, elles en ont fait la promotion, de même que YouTube, SiriusXM ou Pandora...
Et la publicité ? Pour Bahrat Anand, elle est encore obsédée par l'audience au lieu de privilégier le partage et les communautés ("it is not about eyeballs; it's about sharing, networks, and communities"). La publicité est-elle un complément, ou est-elle complétée (par les médias) ?
Autant le livre est agréable, cultivé, touffu, la thèse telle que l'énonce, provocateur, le titre, "le piège du contenu", semble exagérée et non démontrable malgré la multiplication des exemples que l'auteur n'a pas vécus en direct, privilège et limite du travail de chercheur "dégagé".
Publié en automne 2016, donc écrit il y a au moins trois ans, l'ouvrage semble déjà un livre d'histoire. Peut-on aujourd'hui dire que Netflix commet une erreur en mettant l'accent sur les créations, notamment originales (la responsable des créations originales de YouTube déclare que Netflix est trop loin devant ("too far ahead") pour que YouTube puisse le concurrencer. Or Netflix investira 8 millards en nouveaux contenus en 2018. La bataille pour l'acquisition de Fox que se livrent Disney et Comcast n'a-t-elle pas pour enjeu les contenus des studios de Fox (Comcast a déjà acquis Universal) ? Apple ne s'oriente-t-il pas vers la création de contenus télévisuel ? Et YouTube avec ses "influenceurs" ?
Si l'on suit cette thèse, de quel média ou de quel appareil, les données sont-elles le complément ? Ou, quel est leur complément ? Quel est leur statut, de quel modèle économique relèvent-elles ?
La stratégie des marques s'accomplit à coup de petites décisions empiriques difficiles à saisir (l'auteur s'y essaie toutefois) plus que d'orientations théoriques plus faciles à exposer, a poseriori. Le contenu nous semble régner, encore et toujours même si les effets de complément, de connection et de contexte que pointe Bahrat Anand jouent un rôle essentiel. Les médias vivent dans un régime de "monarchie républicaine", de despotisme éclairé !