Journalistes et polémistes l’ont à maintes reprises démontré, l’école suscite passions et débats. Rituellement, les hebdos alimentent les marronniers de la rentrée qui s’enflamment pour les programmes du bac, le niveau qui jamais ne (re)monte, le « palmarès » des lycées où il fait bon apprendre, la bataille perdue de l’orthographe… Des auteurs à la plume alerte et aux formules qui font mouche accumulent les tirages à triple zéro pour populariser des thèses diagnostiques sur l’école d’aujourd’hui et naturellement rappeler que « c’était mieux avant ». Chaque Français aurait son idée pour conduire les politiques éducatives, trouver les remèdes aux difficultés. Dans un paysage éditorial saturé, Aziz Jellab, sociologue et chercheur en sciences de l’éducation, prend acte des multiples débats que suscite l’école sur les questions vives que sont l’égalité des chances et la démocratisation. En constatant que l’école moderne, en France, a été sollicitée « comme moyen princeps » (p.36) pour faire société et qu’elle « est consubstantiellement liée une histoire nationale, qui alimente les représentations sociales et structure les visions différenciées quant à ce que devraient être le système scolaire et ses missions » (p.6), Aziz Jellab pose scientifiquement la question des changements spécifiques à la société française qui mettent à l’épreuve l’école, ses missions tout comme les représentations qu’elle génère, rappelant au passage que l’école moderne construite à partir de l’héritage de la Révolution « a promu le mérite contre les privilèges » (p.11). Il s’agit pour l’auteur de l’appréhender sociologiquement, c’est-à-dire d’une manière qui récuse les attendus passionnels et les présupposés idéologiques.
Peut-on tenir l’école à l’extérieur des mutations qui structurent aujourd’hui la société française ? Celle-ci a connu de significatives évolutions au cours de la seconde moitié du XXe qui n’ont pas manqué d’entraîner une évolution du rapport que les Français « entretiennent avec les institutions, ce qui laisse entrevoir des rapports complexes et des attentes contradictoires à l’égard du système éducatif ». (p.111). Au centre de ceux-ci, l’auteur place au premier plan la distance de plus en plus marquée entre « le politique et la société civile ». Concernant l’école, l’auteur remarque qu’il n’est pas « difficile de soutenir que l’imputation de l’affaiblissement supposé de l’autorité pédagogique à mai 68 constitue un raccourci commode pour les défenseurs d’une école conservatrice ». (p.32). De plus, « le double processus de mondialisation et de désinstitutionnalisation » accroît les tensions autour de l’école : celle-ci n’assurant plus avec la même efficacité la transmission des valeurs, la promotion de l’intégration sociale et l’apprentissage de la citoyenneté. Le sentiment et la crainte du déclassement nourrissent, par ailleurs, la fragmentation sociale et territoriale, thèses que l’auteur emprunte au géographe Christophe Guilluy.
L’auteur revient sur l’histoire de scolarisation pour rappeler que cette dernière a été considérée à la fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle comme une « affaire d’état » : « L’instruction obligatoire visait à lutter à la fois contre la domination de l’Eglise (et des monarchistes, et contre la critique du mouvement socialiste à l’égard de l’ordre social dominant ». (p. 116). A l’école est assigné le projet d’unification nationale porté principalement par Jules Ferry. L’auteur rappelle à cet égard que la perspective du ministre de l’instruction publique qui incarne ce projet ne fut pas l’école pour tous car il « ne s’accompagnait pas de l’instauration d’une école de tous ». (p.117). Mais cette école instaurée par la loi Guizot en 1833, faut-il le rappeler, scolarise les enfants du peuple ; ceux des classes bourgeoises continuent à fréquenter les lycées.
L’école traverse-t-elle une crise ?, s’interroge l’auteur. C’est sur la question de la démocratisation scolaire, « pas réellement au rendez-vous » alors que la demande « de scolarisation n’a jamais été aussi forte » que cette crise est visible, explique-t-il, concernant le « mode de fonctionnement, notamment au plan de la relation pédagogique ». (p.26). Cette « crise » dont bien des auteurs soulignent (Gauchet, Blais, Ottavi, Michéa, Chatillon) qu’elle est avant tout celle de la transmission incarnée principalement par la Loi d’orientation de 1989. L’auteur récuse à juste titre cette lecture fortement idéologique de situation de l’école d’aujourd’hui et met en avant la contradiction majeure des critiques qui lui sont adressées et qui consistent à dénoncer « sa supposée ouverture sur le monde de la vie, ce qui reviendrait à dévoyer la haute culture et à abdiquer à l’exigence intellectuelle qui va de pair avec l’effort […], mais elles lui reprochent, dans le même temps, de ne pas préparer les futurs citoyens, objectif qui ne peut advenir sans un minimum d’emprise sur la vie quotidienne ». (p 181-182). Convoquant alors Hannah Arendt, l’auteur explique que l’actualité de l’école est à la fois d’être dans une posture de transmission de savoir et d’éducation, c’est-à-dire comme « une entité imposant une autorité servant à élever intellectuellement les élèves ». (p.182). Dans une période de brouillage sémantique (enseigner/éduquer/transmettre), cette clarification du caractère « indissociable » de l’éducation et de l’enseignement permet à l’auteur de relativiser le discours selon lequel l’école vivrait une crise de l’autorité. Il s’agit plus, selon lui, de considérer que cette « crise de l’autorité éducative » s’apparenterait à une « érosion » ou à une « dégradation progressive » « dont on peut apprécier les causes et les effets à l’aune d’une lecture sociologique (du fait notamment du déclin des institutions), philosophique (la transmission devient problématique quand il s’agit de faire advenir un sujet responsable capable de choisir et de s’orienter dans une société des égaux)et anthropologique (le primat du temps déstabilise le rapport au passé et la capacité à construire des projets ». Ce sont ces caractères auxquels s’ajoute, selon l’auteur, « l’affaiblissement de la confiance des usagers » qui l’empêchent, de « tenir ses promesses ». (p.188).
Il n’en demeure pas moins que le système éducatif français est touché par le désenchantement que les valeurs des idéaux républicains ne parviennent pas à contenir. Les enquêtes internationales, au premier rang desquelles le programme PISA (Programm for International Student Assessment) organisée par l’OCDE, dévoilent les traits particuliers du système éducatif et principalement le fait que celui-ci présente des marques d’inégalité « puisque les différences de performances entre élèves doivent davantage à l’école qu’à l’origine sociale qui, elle, reste des plus déterminantes du parcours scolaire ». (p.200). Sans que le trait ne soit outré, il faut reconnaître à l’auteur le mérite de préciser et d’attester ce que la recherche ou certaines études officielles (Delahaye) ont pu dévoiler. Alors que des évaluations des apprentissages mettent en évidence des inégalités dès l’école primaire, celles à caractère social sont amplifiées par le système éducatif « qui renforce les inégalités sociales préalables en créant davantage d’écart de performance entre élèves issus de milieu favorisé et élèves issus de milieu populaire. » Ces « ratés » cohabitent avec les indéniables réussites du système français qui permet « à 40% des 25-34 ans » d’être diplômés de l’enseignement supérieur « quand c’est le cas de 32% de leurs parents ». Dans un tel contexte, l’égalité effective entre élèves n’est pas atteinte, mais plus insidieusement, « elle a généré un échec scolaire plus conséquent aussi et l’a rendu inacceptable ». (p. 215), avec à la clé un effet douloureux où « la valorisation du mérite concomitante à la promotion du principe de l’égalité des chances, conduit à rendre l’élève responsable de son échec. »
Sans surprise à l’issue de ces constats en demi-teinte, l’auteur consacre un chapitre à montrer comment les thèses de la reproduction sociale « qui ont minoré l’effet spécifique des politiques scolaires et les transformations affectant les contenus d’enseignement » (p.256) sont mises à l’épreuve de la « complexification des inégalités scolaires ». C’est là un des mérites premiers de l’ouvrage que de considérer que les thèses de la reproduction sociale doivent être revues « à l’aune d’autres variables tels que l’effet-établissement, l’effet-maître et le pilotage pédagogique des chefs d’établissements » (p. 26) qui installent des démarches « collectives des questions pédagogiques ». (p.234). C’est en effet, pour l’auteur, à l’échelle de l’établissement que la question des inégalités de réussite scolaire doit être pensée. Le chapitre 5, véritable cœur de l’ouvrage, montre combien ces variables sont en interrelation et sont autre chose que « des indicateurs spécifiques ». « On postule, note l’auteur, que les effets contextuels influençant la scolarité tiennent aux exigences des enseignants et aux attentes anticipées au niveau de la progression des élèves. Cela renvoie à l’effet-maître. » (p. 239). Celui-ci est porteur de la double dimension sociologique et pédagogique. Enfin, acquis de la décentralisation impulsée dans les années 1982-1983, l’autonomie des établissements s’impose « comme une variable au service des élèves » qui s’incarne dans le fait que les établissements sont incités « à inventer, au niveau local, des réponses en phase avec les orientations politiques nationales. » (p. 243). Le collège, « maillon faible de l’institution scolaire », présenté dans un court chapitre qu’on ressent comme inachevé en raison de la proximité avec la réforme en cours, recèle « à lui seul les avancées et les impasses de la démocratisation scolaire ». (p.26).
Les chapitres 8 et 9 sont dédiés aux questions majeures que rencontre aujourd’hui le système éducatif français, les valeurs de l’école et la question de la laïcité, d’une part, et l’ethnicité « entre question scolaire et question sociale », d’autre part. S’il fallait formuler un regret quant à l’économie générale de l’ouvrage, c’est sur ces points que pourrait porter la critique du lecteur. Le chapitre 8 fait le point sur « ces questions socialement vives » en prenant appui sur les événements tragiques de janvier 2015. Tout en reconnaissant que « le terme de laïcité est polysémique » et qu’il recouvre « différentes acceptions selon les époques et les sociétés » (p. 299), l’auteur semble s’en remettre au discours officiel sur ce point. Convenons toutefois que cette question est d’une telle ampleur qu’elle ne peut embrasser tous les contours de l’actualité de l’école en un seul chapitre. Le chapitre 9, quant à lui, pose la problématique de la relation « de plus en plus liée et indissociable » de la question scolaire et de la question sociale qui, elle, « tout en couvrant des enjeux aussi centraux que la mobilité sociale des catégories dominées, tend à s’identifier à la question ethnique. » Il s’agit d’aller à l’encontre du raccourci médiatique qui tend à associer « ethnicité et problèmes sociaux, voire à en faire une variable explicative des désordres touchant la société française ». (p. 317). En s’appuyant sur des études sociologiques empiriques, l’auteur montre combien la question ethnique « vient déstabiliser une école indifférente aux différences sociales et culturelles ». (p.335). Un dixième chapitre d’orientation réflexive, démarche plutôt rare dans ce type d’ouvrage mais très éclairante pour le lecteur, revient sur les principales enquêtes menées par l’auteur (problématiques scolaires, éducatives et judiciaires) qui sont convoquées dans l’ouvrage et nourrissent l’argumentation. « Ces différentes recherches de terrain offrent, chacune à leur manière, un angle d’analyse permettant d’appréhender la société française, son rapport à l’éducation, et partant, elles éclairent sur les attentes du système éducatif. » (p.365).
En explorant les relations tumultueuses entre la société française et les passions scolaires qui lui sont attachées, Aziz Jellab signe un livre consistant qui, sans rejeter les apports de la sociologie de l’éducation (la reproduction, les massifications), dégage de nouvelles perspectives où les valeurs portées par l’école sont défendues par les personnels mais aussi « incarnées dans les pratiques pédagogiques quotidiennes », conditions essentielles pour construire par l’école « une communauté des citoyens ». (p. 373). La lecture de cet ouvrage solidement étayé et documenté s’impose aux décideurs des politiques publiques tournées vers l’éducation et devrait figurer en bonne place dans les références des fédérations de parents d’élèves et des acteurs territoriaux de l’éducation. Les enseignants et les éducateurs y trouveront des éléments de compréhension d’un monde social, celui de l’école, qui ne cesse d’évoluer et « qui fait l’objet d’une pluralité d’attentes ».
Une première version de cette recension est parue dans le numéro 35 de la revue Sociologies pratiques.