Critique de Phèdre de Sénèque, vu le 28 avril 2018 au Vieux-Colombier, par Complice de MDT
Mise en scène de Louise Vignaud, avec Claude Mathieu, Thierry Hancisse, Pierre-Louis Calixte, Nâzim Boudjenah et Jennifer Decker.
Les retours étaient tellement enthousiastes pour ce spectacle que je me suis démenée pour avoir une place : comme de nombreux spectateurs de la Comédie-Française, le nom de Jennifer Decker dans le rôle-titre me l’avait d’abord fait négliger, et je ne l’avais pas mis à mon programme. Or cette actrice, dont le jeu ne m’avait jamais convaincue, a fait sa mue : déjà excellente dans le Lagarce, elle est à la hauteur du personnage mythique de Phèdre. Mais ce n’est pas le seul atout du spectacle.
Le premier est le texte. La metteuse en scène a choisi une excellente traduction. Les antiquisants connaissent Florence Dupont : pour cette latiniste, le théâtre antique est performance, non littérature, et elle traduit Sénèque en se souciant de la profération du texte, de son incarnation ; le rythme, la pulsation des consonnes aident à cette profération, à cette manducation du texte, qui devient corps. Sa traduction est fidèle, mais pas littérale. Ainsi, elle conserve les noms propres qui émaillent les tirades (lieux ou personnages mythiques, Cécrops, le Ténare…) et contribuent au mystère de l’atmosphère mythique, mais elle modernise tout ce qui concerne les relations humaines : là où mon Budé porte « le peuple se plaît à déférer les honneurs des faisceaux à des scélérats », elle écrit « les peuples élisent des crapules », et le public frémit…
La mise en scène de la jeune Louise Vignaud, diplômée de l’ENS et de l’ENSATT, est d’une parfaite maîtrise. Le texte de Sénèque est essentiellement fait de très longues répliques qui tendent au monologue : il y a peu de dialogues, d’échanges entre les personnages. Alors que, en 2011, Denis Marleau avait mis en scène Agamemnon, du même auteur, de manière statique, en isolant les personnages qui dévidaient leurs tirades sans beaucoup de contacts physiques ni même regards entre eux, Louise Vignaud les fait au contraire souvent se toucher, se rejoindre, bien qu’ils ne se parlent pas vraiment, et privilégie une gestuelle brusque, avec beaucoup d’impulsions soudaines, suivies d’arrêts, comme des tableaux vivants, qui donnent une grande beauté visuelle au spectacle. La création sonore de Lola Lelièvre très suggestive, jamais envahissante, crée une atmosphère de menace latente.
© Christophe Raynaud de Lage
La distribution est de premier ordre. La metteuse en scène a tout misé sur ses acteurs : le texte aurait permis des images scéniques barbares (le corps déchiqueté d’Hippolyte pourrait etre présent visuellement) qu’elle a refusées. La barbarie doit être contenue intégralement dans le jeu théâtral. Pour cela, Louise Vignaud a d’abord choisi des voix. Tous les acteurs ont des voix singulières, puissantes, sombres, parfois un peu éraillées (Calixte, Decker), jamais claires ou aiguës. De très belles voix tragiques qui portent ce texte terrible, où les passions sont immédiatement à leur incandescence la plus brûlante, où la délibération et la sagesse ne sont jamais de mise.
Jennifer Decker, quand elle entre sur scène, poudrée d’or, sculpturale dans sa robe lamée, est immédiatement à un niveau de jeu impressionnant, qui suppose un travail et un don de soi que je ne lui aurais jamais prédits. Dont acte ! On sent en elle à la fois la mort et le déchaînement ; aidée par la traduction, elle fait entendre aussi la part de haine pour Thésée qui entre dans la passion de Phèdre : c’est un des aspects les plus intéressantes de la relation entre les personnages. J’ai été aussi entièrement convaincue par le jeu de Nâzim Boudjenah, que je n’attendais pas en Hippolyte. C’est lui qui, des cinq, a la voix la plus douce, et dans sa grande tirade, où il fait l’éloge de la vie sauvage, à l’écart des corruptions de la civilisation, il adopte un ton un peu automatique, déshumanisé, qui est une vraie trouvaille : Hippolyte apparaît alors comme un primitif légèrement fanatique, avec quelque chose d’ « innocent » dans tous les sens du terme, et la scène de l’aveu de Phèdre qui suit apparaît à la fois comme une scène de viol (commis par Phèdre) et de découverte de la femme ; grâce à la direction d’acteurs cette scène centrale combine la violence, la crudité du désir de Phèdre, avec quelque chose d’onirique, de l’ordre aussi d’un « premier matin du monde ». C’est assez difficile à exprimer, parce que beaucoup d’éléments complexes se mêlent dans cette scène très physique, qui est une absolue réussite.
Il faut citer tous les acteurs, tous puissants et justes. Il va sans dire que Thierry Hancisse a en lui la démesure nécessaire au théâtre de Sénèque. Il « mange le plateau », et c’est le seul moment où Jennifer Decker ne tient pas le choc : face au monstre-Thésée, elle meurt un peu trop gracieusement. Claude Mathieu est à la fois la nourrice et le messager qui raconte, dans un récit presque insoutenable, la mort d’Hippolyte : elle est parfaite. Pierre-Louis Calixte, avec son demi-masque de cerf, est le chœur : lnterface entre les personnages mythiques et la salle, entre la violence déchaînée de la scène et le monde humain ordinaire, avec quelque chose d’un Monsieur Loyal, il n’est pas le moindre atout du spectacle. Son phrasé moderne, plein de douceur et d’ironie, désamorce la « sagesse des nations » qu’exprime ses tirades, ce qui donne encore plus de force au déchaînement passionnel des personnages principaux.
Espérons une reprise de ce beau spectacle, qui fait découvrir la violence sismique de la pièce de Sénèque, inspiratrice de notre Racine national. Phèdre, c’est pas tiède !
© Christophe Raynaud de Lage