L'indivis, quelles divisions ?
Sans doute y a-t-il pour le poète moins un ou des manques - des contretemps opposés par la cité, le moins-disant humain prétexte à tous les renoncements, que le désir, l'en-avant de la vie, la poésie synonyme d'énergie cosmique au cœur même du tragique peint par Nietzsche, Apollon et Dionysos inséparables, en luttes continuelles, aux disputes toujours renouvelées dans l'histoire - que plus que tout des mangues, fruits des langues et vies nouvelles imprévisibles à venir : Khlebnikov n'est ni sorcier ni chamane écrit ainsi Ossip Mandelstam, il a tracé les voies intermédiaires et transitoires du développement de la langue, et traduit cette démarche encore inédite dans l'histoire des destinées linguistiques de la Russie dans De la poésie, mangues donc non pas en lieu et place de manques, mais leurs devenirs inattendus faits de mains, de désirs de poète. Des évolutions qui ne sont pas tant surréalistes ou signes de l'absurde systématique, mais qui agissent selon une liberté de créer le langage inouïe, commune à nombre de poètes du vingtième siècle qui annoncent des changements de civilisations inéluctables.
Chaussons blancs La guerre se reposait de ses cernes, les yeux fermés sur le mur qu'elle prit des mains fines d'une personne. Aller au cimetière, aller toujours sur une tombe, un hôtel de la phrase, sur le cumulus d'un mot décédé. Si Dieu est rejeton du n'est pas, n'a été de toute éternité, il devient néanmoins aux yeux de Charles Racine - ainsi qu'il l'a déjà été après un déluge pour Arthur Rimbaud Aussitôt que l'idée de déluge se fut rassise, et par le legs de François Villon L'An quatre cent cinquante six / Je, François Villon, écolier, / Considérant, de sens rassis, / Le frein aux dents, franc au collier ... inaugurant eux aussi chacun une nouvelle ère - membre, partie-prenante du retour à la raison, assise à nouveau, du rien qu'il désire porter hors de toutes réifications.
La mort moyen et milieu de toutes formes de continuation de chaque espèce en devenir doit être arrachée à la guerre intestine, civile de la vie. Les poèmes de Charles Racine n'incarnent-ils pas le livre de cet impossible, vif de l'homme, son souffle fait d'antagonismes où l'unité et les multiplicités et leurs impostures, leurs contradictions respectives sont alternativement combattues et sources des constellations, de toutes choses ? La poésie aux yeux de Charles Racine crée les formes de l'indivis hautement instables depuis les visées apocalyptiques littéralisées par les totalitarismes. L'alchimie, le sens de la création du langage, ce pouvoir démiurgique vu par Ossip Mandesltam chez Vélimir Khlebnikov, devient autant pour lui que pour son ami Paul Celan qui écrit quant à lui en allemand, une obligation, une difficile liberté cependant aussi incontournable qu'enivrante. Là cohabitent l'immuable et le devenir, les mutations et le non-progrès (ce dernier en regard de l'idéologie du progrès cumulatif continu qui est par bien des côtés régrès), sources fécondes où l'eau douce et les consonnes, l'eau salée et les voyelles créent l'inconciliable, renouvellent l'impossible, toutes ses matières.
Impasse de l'un lorsque le deux n'a plus d'assises, le pain et la faim en chien de faïence depuis que le nocturne, barque du jour et de la nuit, a été sabordé, atteint en son cœur. L'atome fissuré, malade et l'inhumanité gouverne de la barque des hommes, sont ces obstacles sur la voie, taie de gris posée sur le monde et l'œil des créateurs de langues et de langages admirateurs de leurs devanciers qu'ils problématisent, critiquent, puisqu'il en va de la survie de l'intégrité de l'homme et de la perpétuation de l'art (de vivre). Ce troisième volume permet d'avoir en mains les poèmes qui tentent de répondre de la poésie qui n'a cessé d'habiter Charles Racine jusqu'à son dernier souffle, tenaillé, inquiété, mis en demeure par les vers, les phrases, les syllabes, les lettres qu'il voit se dévorer en un fil de mort continu sitôt contredit par le vif, l'enthousiasme, l'énergie, de la poésie qui absorbe autant son dynamisme corporel que sa capacité d'abstraction, fringales sans restes une fois le poème dressé, gravé dans le papier.
Doute et certitude forment une substance brute en-deçà et au-delà de toute réflexion, formalisation (auxquelles en cas de dialogue avec un tiers Charles Racine peut à tout moment recourir avec une rare lucidité et créativité), en quoi la matérialité du langage insistée, radicalisée se noue avec les figures archaïques, le poète incarnant la Lettre, le i et le e d'Icare à la tête des analogies, des voyages d'Orphée, des symboles, des associations libres des mémoires qu'il transmet, distribue en les initiant alors même que la poésie incarne à ses yeux l'illimité, le non-scindé, l'inconnu,
Le vol noir le survole ; point
de spectacle. Je n'assisterai
jamais au spectacle. Sans lieu,
cent ans. Ce qui persiste
n'a point de durée.
Reste au terme de ce troisième livre rendant l'œuvre publique à lire, à s'emparer de cette poésie unique ainsi que les éditeurs et les préfaciers successifs de ces poèmes inédits pour la plus grande partie d'entre eux nous y invitent.
René Noël
Charles Racine, Poésie ne peut finir, Œuvre III, édition établie par Frédéric Marteau et Gudrun Racine, préface, Jean Daive, éditions Grèges, 2017