Ndéné Guèye, Humain, trop humain !
Dans la même veine que Dieu et des mœurs d’Elgas (dans le fond, en tout cas) qui tape sans gants sur les travers d’une société sénégalaise dangereusement placée entre le marteau de la tradition et l’enclume de la religion, De purs hommes de Mbougar Sarr plante le décor dès les premières pages, un incipit in medias res comme je les aime, à l’image de celui de l’Etranger de Camus ou encore du Procès de Kafka. Tout part d’une vidéo virale qui circule dans tous les téléphones du pays, en l’occurrence le Sénégal, celle de l’exhumation du corps (On saura plus tard qu’il s’appelait Amadou) d’un prétendu goor-jigeen, un « homme-femme », un « homosexuel » qui se fait sous l’excitation et les jappements d’une foule en colère, trépignant dans l’impatience de clouer au pilori cette souillure qui venait déshonorer et profaner leur cimetière musulman. Ndéné Guèye, narrateur et jeune professeur de lettres, visionne cette vidéo choquante, à travers le téléphone de son amante Rama. Bisexuelle assumée vivant une fougueuse histoire d’amour avec la ravissante Angela-Green Diop, travaillant pour Human Rights Watch, Rama était « sa propre loi et sa propre transgression». Elle avait décidé d’assumer toute son humanité dans une société sénégalaise où une simple rumeur de pédérastie pouvait vous envoyer ad patres. Dans un échange avec Ndéné Guèye après le visionnage de la vidéo, ce dernier ne saura pas sur le moment quoi penser, encore sous les pesanteurs et les griffes acérées de sa tradition et de sa culture religieuse. A la question de Rama, concernant la vidéo bien sûr : « T’en penses quoi ? » il sert du :
« Je ne sais pas trop… ça me choque, mais je ne sais pas ce que je dois en penser pour l’instant. Je suppose que c’était un goor-jigeen…L’utilisation du verbe supposer mit Rama dans tous ses états, bouleversée, elle rétorqua fermement avec ces mots :
« Ce sont les seuls dans ce pays à qui on refuse une tombe. Les seuls à qui on refuse à la fois la mort et la vie. Et toi, tu ne sais pas quoi en penser ? ».L’intellectuel, dans ses derniers retranchements, lança une parole assassine, mais qui a le mérite d’être sincère, puisque reflétant celle de la conscience collective : « Après tout, ce n’était qu’un goor-jigéen ». Des mots de trop qui obligèrent Rama à se soustraire de la présence de celui qu’elle avait aussi aimé par sa grande culture et son ouverture d’esprit. Elle ne comprenait pas que de telles billevesées aient pu sortir de la bouche policée de son amant de professeur de lettres. Ndéné Guèye, face à sa solitude et à son miroir personnel, reconnaît avoir « parlé par une bouche commune-telle une fosse- où étaient enterrées-mais elles ressuscitaient souvent- les opinions nationales » …Il n’avait « plus sa vérité intime ». D’ailleurs, à la fin du roman, ce miroir lacanien lui reflétera son penchant homosexuel, à travers le regard brûlant de Yatma Ndoye, un jeune pêcheur qui éveille sa volcanique concupiscence.
Après son éviction de l’université, parce qu’il va être radié de l’université pour avoir enseigné à ses élèves la poésie de l’homosexuel Verlaine qu’il affectionnait particulièrement, il s’intéressera à la vie de ce jeune Amadou que la vindicte populaire a tué à cause de simples bruits de couloir, parce que dans cette société la rumeur était reine. Il suffit qu’un doigt, n’importe lequel d’ailleurs, vous accuse d’être un homosexuel pour que l’Inquisition s’abatte sur vous et sur votre famille, au cas où, celle-ci ne se serait pas désolidarisé de vous. La réflexion se fera peut-être après votre mort. Cette même rumeur, dans sa contradiction profonde, à l’image de la société qui l’a forgée, s’est abattu tragiquement sur M. Coly, ancien collègue et ami de Ndéné, du Jotalikaat, de la mère d’Amadou mise cruellement au ban de la société, dans la plus horrible des morts sociales, mais elle ne ratera pas non plus Ndéné qui sera renié par son presque imam de père, Cheikh Majmout Guèye. Ce dernier a lui-même failli subir les foudres de cette société réglée à la coupe impitoyable de la religion et de la tradition quand il a prononcé à la fin d’un prêche, l’égard de l’homme déterré, les paroles suivantes qui avaient été jugées indignes de son rang :
« La seule chose qu’on peut faire pour cette créature de Dieu, c’est prier pour que Dieu ait pitié de son âme ».Le Dieu de l’Islam n’avait pas créé des homosexuels, c’étaient des suppôts de Satan qui veulent copier les Blancs et ramener une turpitude chez eux, soutenaient-ils, en substance, alors qu’Angela, l’amante américaine de Rama, dans un débat houleux avec Ndéné soutenait mordicusque l’homosexualité était bien africaine et que les recherches anthropologiques l’avaient démontré dans de nombreux travaux. L’homo africanus, particulièrement celui du Sénégal, apratiqué l’homosexualité bien avant l’arrivée du colon blanc en Afrique. D’ailleurs, dans une autre discussion aussi houleuse, que Ndéné a eue avec M. Coly, ce dernier soutenait que :
« Les homosexuels ont toujours existé au Sénégal, ceux qui disent le contraire sont soit trop jeunes, soit de mauvaise foi, peu observateurs de leur culture. Les homosexuels ont toujours existé parmi nous, mais ils se comportaient d’une autre manière…Pourtant, tout le monde le savait et l’acceptait ».Mais cette même société, dans la rumeur assassine qu’elle peut colporter telle une légende par un griot, a mis Samba Arwa Niang sur le plus élevé des piédestaux. « Samba Awa Niang n’était que rumeur : on ne savait rien de lui mais tout le monde croyait connaître à peu près tout ». Cette rumeur qui avait été la cause de l’exhumation du déterré et du lynchage à mort du Jotalikaat, à cause d’une prétendue homosexualité avait élevé en héros Samba Arwa Niang au nom de la même homosexualité. Un paradoxe social et humain difficile à comprendre. Humains, trop humains ! Roi des sabar endiablés, dont l’énergie sensuelle féminine qui s’y dégageait, pouvait éveiller les sens d’un impuissant au priapisme, la rumeur voulait qu’il ait couché avec tout homme politique ou autorité morale ou religieuse qu’on voulait discréditer. Samba Arwa qui, en réalité est un travesti traduit son inquiétude en ces mots :
« Je peux être tué demain pour ce que je ne suis pas, mais qu’on croit que je suis à cause d’un mot ou d’une rumeur. Alors oui : ça m’inquiète un peu. Mais je crains de moins en moins la mort. Beaucoup de gens que je connaissais sont morts parce qu’on les accusait d’être des goor-jigeen, même s’ils étaient simplement efféminés dans leurs manières. Sexuellement, je ne suis pas homosexuel ».D’autant plus qu’il ne joue qu’un rôle dans cette grande comédie qu’est la société sénégalaise. Il suffira, l’instant d’une seconde, que l’on oublie ce rôle pour qu’il soit lynché ou tué par cette même société. Avec De purs hommes, Mbougar vient d’écrire le grand roman qui allie réflexion profonde, puissance du verbe, justesse des mots et surtout courage. Le romancier sénégalais nous met face à nos propres contradictions et incohérences, questionne l’hypocrisie collective d’une société à travers un sujet tabou et complexe ; l’homosexualité. Tour à tour, tel un micro-trottoir, il donne la parole à une brochette des personnages aussi différents les uns que les autres pour essayer de cerner un sujet aussi ardu que la question de l’homosexualité au Sénégal, Afrique. Un grand roman à lire.Une critique de Cheikhna Aliou DiaganaMohamed Mbougar Sarr, De purs hommes Editions Philippe Rey, Première parution en Avril 2018