(Note de lecture) Fernando Pessoa, "Le Gardeur de troupeaux", par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé

Avoir une intelligence littérale et non littéraire (la philosophie en est la manifestation la plus encline aux impasses), tel est le vœu de l’hétéronyme de Fernando Pessoa, Alberto Caiero. Dès lors les choses n’existent plus qu’en leur nom : l’arbre est un arbre, l’oiseau un oiseau. Sont éconduits la métaphysique, Dieu et même Virgile – Le Gardeur de troupeaux pourrait être la forme moderne des Bucoliques, n’étaient ici les brebis mentales et l’absence réelle de berger. Se définir soi-même comme élément d’une mystique est à la fois le refus de Caiero et son souci : comment être dans la conscience d’écrire tout en éloignant avec entrain, et non dédain, le maître-mot qui piège tout poème comme tout individu : la Pensée. Ici, elle rôde à l’image de tout ce qui est vain et trompeur ; elle change l’existence en mensonge et pervertit les sens. Elle n’empêche nullement, c’est le paradoxe de cette fabrique d’écriture, le poème d’exister, et même de vivre. La vraie Vie est la recherche de Caiero. Elle doit passer par une nomination sincère, déjouer les extrapolations, reconnaître dans toute intellectualité une forme d’approche erronée des choses. Être au monde sans trahir le langage est la promesse offerte au poète ; ne pas y parvenir un échec courant. Aussi ces poèmes de 1914 continuent-ils de fasciner : si écrire est entamer une narration, et ainsi déployer éventuellement un discours, l’auteur se retrouve face à ses nécessités : comment parler avec justesse sans interpréter, comment écrire une poésie conjuguant avec bonheur le sentiment et la pensée ? Justement, en n’interférant jamais dans la vérité de ce qui est éprouvé. Pour cela, il faut accueillir ce qui ne demande qu’à s’imprimer noir sur blanc, un dessin du monde d’où n’émerge qu’une seule puissance, entière quoique perceptible en parties : la Nature. Arbres, herbes, rivières, fleurs, vie animale, saisons sont la matière à laquelle il est demandé fidélité. Il s’agit de la convoquer afin qu’elle vive de son inscription et n’ait pour seule aura que cette sensation du monde, avec pour socle une intelligence littérale qui ait la vertu du conte : être à l’écoute des choses et vivre en intelligence avec ses désirs. Toute pensée pour Caiero est la crainte d’une interférence, pire : d’un éloignement. Heureusement, il existe une bonté native que l’écriture peut rejoindre, qui fait de ce long poème en parties, à l’instar de la Nature, une quête humble, une attention. Pessoa connaît son Virgile comme il a lu La Bible ; il a éprouvé les charmes de la philosophie comme il en redoute les autorités. Il sait de même que la Mystique peut pousser de son coude cosmique la souverainement terrestre Philosophie ; il n’ignore pas que l’Homme est l’objet de ses croyances. Le Poème peut repousser ces Intelligences sournoises. Aucun triomphe sinon une osmose avec l’univers. Le Gardeur de troupeaux signe le tour de force émouvant d’être l’expression d’une vérité intérieure, défaite des entrelacs de la réflexion et des abîmes de la nomination, à travers une suite de sincérités critiques. Pas de douceur fausse ou faussée, ce livre est une adresse à l’autre, ce lecteur ; il donne au poème sa leçon suprême : faire confiance au langage. Si Dieu et compagnie veulent revenir pour livrer une explication, faire résonner des dogmes au sein d’exclamations sereines, la poésie leur joue un tour de passe terrible : elle prend un masque. La vérité de Caiero repose tout entière sur la fiction d’un état : celui d’un berger qui n’en est pas un mais se déclare comme tel afin d’écrire à distance des séductions littéraires comme des imitations. Sorti du flanc de Pessoa, Alberto Caiero opère une mutation singulière : pensé comme une part de soi, avec sa biographie dans l’ensemble des hétéronymes, il est à son tour, par sa vérité intérieure et ses écrits, une incarnation. Il cesse d’être pensée pour devenir poème, livrant ses pensées sans les corrompre, appréhendant vers la fin du livre le don de sa poésie hors de lui-même, son ultime vanité. Son exigence l’invite à terme à rejoindre la communauté humaine, à partager l’expérience de sa solitude. À cette tâche, pour des enjeux communs autant que dissemblables, aucun hétéronyme de Pessoa n’a failli.
Marc Blanchet

Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux, Poème d’Alberto Caeiro, nouvelle traduction du portugais, avec des variantes inédites,  par Jean-Louis Giovannoni, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin, Éditions Unes, 2018, 64 p., 17€
Sur le site de l’éditeur