On entre dans ce (faux) roman en vers et en proses par un « Proctologue » qui annonce la couleur, et qui ouvre la cornu copia d’une langue mise au vert et à l’envers, carnavalesque, proférée et malmenée dans tous les sens, amoureusement, sexuellement, scatologiquement, urineusement et spermatiquement ; « Chiantes choses chiées/Chions un bouquet d’orchis ! ». On prend place dans une circulation verbale en boucle qui va de la langue au bas-ventre, abondamment ; il y aura de la « verve en vrac » ; des mots de gueule et des mots barbares, des paroles gelées fondues en paroles dégelées, et autres « vocables du hourt et du hannissement des chevaulx à l’heure qu’on chocque » (François Rabelais).
Car à Rabelais, on y pense, et notamment aux chapitres LV et LVI du Quart Livre1, ainsi qu’à celui des « Propos des bienyvres » du Gargantua ; les allusions et références giclent dans le texte. Nourri de même au lait de Villon (et là, des ballades en jargon), de Christian Prigent et de Jean-Pierre Verheggen (du Ninietzsche peau d’chien), de Maurice Roche et de moult autres de farine cousine, Thierry Rat se lance en 43 chapitres divisés en 6 sections dans une langue étourdissante, dans un roman de la langue nous envoyant au paradis des mots en liberté ; la narration en est secondaire ; il n’y a pas d’histoire. Il y a certes des personnages, mais les noms sont des hommages à l’anthroponymie rabelaisienne (Nénette dite six fesses, Rientintin, Nezdeboeuf, Jouedegouaillette, Têtedaïl…), des multiplicateurs et accélérateurs de sens qui donnent de la vitesse au phrasé. Mots barbares, disions-nous, parce que les mots de Thierry Rat semblent venus des confins de la langue et tellement inconnus, que ce nous semble étranger. C’est une langue aux références hyper savantes, et qui n’a donc de barbare que la semblance, mais entre savance et rustrerie, référence et ignorance, Thierry Rat ludoie et laidoie. Une langue mouvementée et tous azimuts, destinée à nous faire perdre notre latin ; symposiaque en ce qu’elle invite à la table des débats et à considérer la nôtre langue autrement que dans son académisme prescriptif :
« …
grand gousier du frugal sur table pas de chichis sursoyons le festin des langues prospères assermentées par consorts lèchent-fiasse
mangeons cul, bite et nerf
buvons le tout autant
écrire, mais pas pour du suif jus de pituite éructé
au sénatorium où d’égrotants grotteurs radotent en glandes molles
[…]
écrire pour les turpides sordides sorbets de bran
Écrire crasse au lieu de masse
immédiat au lieu de média
écrire touspinet et faire mouiller le minet à coup de fleuret fleure bon le fouissou ce goût suave et salé à la bonne heure !
… »
Les chapitres sont ouverts par des citations imaginaires d’auteurs respectueusement moqués dans le détournement sonore de leur nom (Vulve Jerne, Joe Rad Konzef, Victor Huguetot, Pan Sol Jartre, Soifranc de Morcombier (Villon), Gusvert Flobart…), et dont une biographie imaginaire est proposée en note de bas de page, qui est chacune un prétexte à faire langue de tous bois contre toute langue de bois (et très sans doute à se gausser des egographies d’auteur, Thierry Rat ne respecte rien, en apparence). Ce qui lui importe, c’est le rythme, et les sons qui y contribuent. Assonances, allitérations, consonances et homéotéleutes font dissonances, font sons, un rythme qui repose sur le mono et bisyllabique, relancé parfois par un trisyllabe qui passe, qui fait ressembler à une langue onomatopéique et invective (abondamment exclamée). Ce qui se voit sur la page, doit s’entendre. Tel Gargantua compissant Paris, telle Nénette dites six fesses compissant et conchiant son village, Thierry Rat confère à ses personnages de compisser et de conchier la langue française pour en rappeler l’origine bas-lattrine. Le bas corporel est à l’honneur, le bas merdier fuse dans une danse du bas-ventre de mots grossiers, crus, orduriers, argotiques, scatologiques, verts ou colorés à souhait et cependant : jamais vulgairement ; l’obscène fait carnaval, retourne et défie les valeurs imposées. C’est de la langue-bélier, qui enfonce des portes verrouillées. Le sale s’attaque à la langue propre sur soi ; irrévérence est faite à la langue cacadémique (dirions-nous pour pasticher). Dans ce texte, « le beau varie quand le laid persévère ».
S’il sature sa phrase de sons, parfois en haute virelange, et au point d’engloutir le sens, qui sera ailleurs, s’il cherche à déconstiper la phrase française jusque donner dans l’illisible, s’il contrepète à la pétarade, s’il outrage la langue et l’injurie et la rudoie, Thierry Rat provoque, bien entendu, mais pas gratuitement. « Des phénomènes tels que les grossièretés, les jurons, les obscénités sont les éléments non officiels du langage. Ils sont, et étaient considérés, comme une violation flagrante des règles normales du langage, comme un refus délibéré de se plier aux conventions verbales. »2 Pas de repos pour la langue, écrit Verheggen ; un esprit libertaire règne dans ce festin de paroles, « Graillonnons-nous en pleine jouiration avec:/l’internationale masturbation/l’asociale commune branlette ». Thierry Rat voit rouge, rouge contre ce « sang impur qui abreuve nos sillons », nos sillons qu’il remplit de merde (« rigolons des rigoles de fèces »). Cette langue-là veut échapper à la « sensure ».
Alors, rions de ces sillons impurs que sont les phrases de Thierry Rat.
Jean-Pascal Dubost
1 « Comment en haulte mer Pantagruel ouyt diverses parolles degelées » et « Comment entre les parolles gelées Pantagruel trouva des motz de gueule ».
2 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Gallimard, 1970.
Thierry Rat, Nénette dite six fesses, avec des dessins de Thierry Rat, L’Âne qui butine, 178 p., 22€