Il y a des évidences qu’on aurait tort de mettre de côté, du côté de l’affaire réglée. Des auteurs qu’on croit avoir lus. Que l’on pensait rangés. Il y a des écrivains rares et dérangeants. Des livres qui ne font rien pour charmer le lecteur. Sans émollient, sans paillettes, sans exhausteur de goût (mais non sans humour). Que le lecteur découvrira si et seulement s’il « apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance » (1)
« Si et seulement si » : on le voit, Olivier Apert ne se livre pas sans condition. Un petit cours de mathématiques ? Bourbaki n’a qu’à bien se tenir.
Rigueur et lucidité dans le désordre – désordre dans le monde, désordre dans les crânes, désordre dans une boîte d’allumettes.
Ah, faut s’y perdre !
Parfois, la rigueur et l’improvisation sont sœurs.
Parfois, rigueur rime avec noirceur.
Parfois la démonstration est ardue, délicate, attendrie.
Parfois l’on aurait voulu parler d’autre chose.
Parfois, on prélève dans le réel ce qui n’y existe pas. Ready-made fuyants, équilibristes, parcellaires, évanescents, de mauvaise foi. Qui n’en sont pas.
Parfois l’on hésite entre guitare électrique et rhombe.
Parfois, les acrobaties typographiques sont pareilles aux errances nocturnes : on ne sait où elles mènent, si loin, si près.
Parfois on désapprend l’alphabet.
Parfois, les confessions sont à chercher au fond de l’ellipse.
Olivier Apert s’est souvent peint sous les traits de « l’homme seul avec lui-même ». Est-ce autoportrait ou démon personnel ?
Il y a, au mur de mon bureau, un grand dessin. Un homme crée, ou dresse, ou manipule un objet. Un objet pas du tout indéfinissable : il est simple et net. Pas non plus abstrait : il est ferme, concret, imaginaire. Composé de tiges et de boulons, ou de baguettes de bois, de cordes et de poulies. Ou peut-être de phrases, de tirets et de points. Une construction. L’homme est composé de la même manière.
Pourquoi je les mentionne ? Allons !
Ready-made ? Ce qu’il prélève, l’homme seul avec lui-même ? Des avions, des bagnoles, des pièces rouillées, des bidons, des ampoules, des phrases, des corps, des jambes, des chansons… Qu’en reste-t-il ? « un morceau d’aile maintenant encadré au format a3 (29,7 x 42) / et que le regard décroche chaque fois qu’une mouette tridactyle / du chiffon de ses plumes en essuie la vitre que la poussière / attriste ».
Rien de ce qui m’entoure n’est vrai (les deux pieds sur le roc), rien de ce qui est incertain ne m’est étranger (aux commandes d’un jet rapide), rien de ce qui fut, rien de ce qui sera n’est moins tranchant qu’une lame d’acier. Rasoir d’Ockham, supprimez l’inutile, la démonstration n’en sera que plus forte, jusqu’à la page blanche, ou noire.
Commencer le livre par les dernières lignes ?
« le grand labbe stercoraire / mais non obscène / fouillera entre / merde & sublime / de quoi attendrir son bec »
Eh oui, on le croyait albatros, le « Poët » est un labbe.
S’il faut mettre les points sur les i :
Stercoraire. Adj. Vx Relatif aux excréments. / Fig. Excrémentiel, ignoble. / Sc. nat. Qui croît, qui vit sur les excréments ; qui s’en nourrit.
Le labbe ou stercoraire (Stercorarius skua), oiseau de mer méconnu, on l’appelait aussi chassemerde. Un poète ? Il pourchasse en vol sternes et mouettes, les pêcheurs imaginaient que c’était pour manger leur fiente. Il n’en est rien, Buffon lui-même l’a affirmé, mais le nom est resté. La merde aussi.
Si le stercoraire poursuit en vol les autres oiseaux, c’est pour les forcer à régurgiter les poissons qu’ils ont pêchés. Ready made, ready to eat.
Mon Guide des oiseaux d’Europe précise tout de même qu’il les tue à l’occasion. La poésie n’a rien d’inoffensif. Je lis encore : « Solitaire en dehors de la saison des nids. » Et enfin : « la mémoire a beau jeu de trembler de faillir… / elle dessine encore un appel que l’oreille n’entend plus : / si et seulement si » – mais là c’est Olivier Apert qui parle.
Dan Ornik
Olivier Apert, Si et seulement si, Lanskine, 2018, 112 p. 14€.
1. Lautréamont.