J'ai ouvert Une famille très française un soir, poussée par la curiosité, puisque j'avais tant aimé le premier roman de Maëlle Guillaud, Lucie ou la vocation
Je n'avais que l'intention d'en lire quelques pages, pour me faire une idée, et décider de la place qu'il occuperait dans la PAL (Pile des livres à lire).
J'aurais voulu passer toute la nuit avec Charlotte. Mes yeux ont fini par capituler et j'ai rouvert le roman le matin suivant pour que la jeune fille accompagne mon petit déjeuner. Bravo pour ce second qui est aussi puissant que le premier, différent certes, même si je trouve des points communs.
Vous vous demandez qui est Charlotte ? C'est la jeune fille de la couverture, qui vous scrute avant de décider si elle peut ou non vous faire confiance.
Elle vit en Savoie avec des parents qu'elle adore – quoique le tempérament exubérant de sa mère, d'origine séfarade, la mette bien souvent dans des situations terriblement embarrassantes (sans parler de sa grand-mère!). Elle se surprend parfois à préférer ceux de sa meilleure amie Jane, dont l'éducation, l'élégance et la réussite l'éblouissent.Invitée chez Jane, le rêve vire rapidement au cauchemar le jour où Bernard, le père de son amie, entraîne Charlotte dans un tragique accident. Terrorisée, elle garde le silence.Maëlle Guibaud a conçu un livre où sont tissées plusieurs intrigues qui ne se dénoueront qu'à la toute fin. Elle amène le lecteur à prendre parti, c'est très net, pour la famille de Charlotte qui dégage une forte sympathie et une joie de vivre presque communicative. Mais en amenant le lecteur à regarder les Duchesnais avec les yeux de Charlotte, ce qui nous fait osciller sans cesse et espérer qu'il y a au moins un ange parmi les démons, Gabriel par exemple puisqu'elle lui a donné ce prénom là.
Charlotte a les complexes naturels de son âge, son corps, ses rondeurs alimentées par les pâtisseries de sa grand-mère, ses cheveux (trop) frisés. Elle idéalise Jane, sa silhouette, sa famille, et bien entendu son frère Gabriel dont elle tombera amoureuse, sans penser un seul instant qu'il y a peut-être une autre personne qui a de forts sentiments à son égard.
Charlotte est attirée par la famille très française de Jane parce que sa camarade représente la soeur qu'elle aurait voulu avoir. Et parce qu'elle suppose que les parents de son amie ne risquent pas de la mettre mal à l'aise comme le fait sa mère dont elle craint la moindre initiative. C'est que que Marcelle est jusqu'au bout des ongles la mère juive dans toute sa splendeur.
L'auteure excelle dans les descriptions tout autant que dans les dialogues qui ont la couleur des plats du Sud. On imagine très bien leur transposition sur grand écran, pourvu que le jeu des acteurs ne soit pas caricatural (le casting ne sera pas facile). Parce que c'est une des forces du roman, rien n'est excessif. La mère de Charlotte a une conception bien particulière de la vie, assumant ses contradictions, ne pouvant pas envisager un Noël sans sapin. Elle est foncièrement généreuse et aimante. Elle est juste débordante dans son amour sans voir qu'il pourrait y avoir un problème, et surtout pas de l'embarras : honte de moi qui lui a donné la vie ? (p. 32)
La jeune fille admire d'ailleurs sa mère : c'est de l'acier, elle ne plie jamais ! (p. 33) Elle adore sa grand-mère et est très proche de son père, médecin, et très soucieux de ses patients. Il est toujours amoureux fou de Marcelle, qu'il compare à une sirène (p. 29). Je recommande la scène du marché. La soirée de Pessah entre les deux familles est aussi un morceau d'anthologie (p. 48). Le père est lui aussi capable de beaucoup de fantaisie, inventant le nom d'une fête qui n'existe pas pour railler des invités trop "conformes" et qui prétendent en couinant ne pas être des sauvages, eux. On savoure régulièrement des dialogues de pure folie. Ça claque. C'est un régal. La confrontation entre les deux univers est extrêmement théâtrale.
On passe vite du rire à l'émotion. Les moments de pure angoisse que traverse Charlotte sont décrits avec beaucoup de réalisme. Elle a beau se persuader que la pensée magique calme tout, même les plus grandes angoisses (p. 155) on comprend que les ravages de la peur laissent des traces. La jeune fille ne manque pas de sujets pour alimenter ses cauchemars. Le souvenir de l'accident, évidemment, mais aussi l'attitude du père de Jane dont le comportement à son égard est tendancieux à plus d'un titre.
Ce qui est bien vu aussi, c'est comment les inquiétudes minent la conscience de Charlotte. Mentir par omission, est-ce trahir ? Elle met en cause ce qu'elle a ressenti. Pourtant elle n'a pas rêvé. (p. 28). Parce que lorsque l'incroyable nous arrive, nous n'y croyons pas. Elle ira jusqu'à douter de sa propre existence, face à son reflet dans la glace (p. 58).
Jane admire elle aussi son père : Papa, rien ne lui résiste, il obtient tout ce qu'il veut (p. 64), y compris de faire admettre son fils dans une grande école sur un simple appel téléphonique. Cet homme au sourire carnassier est le diable et elle vient de passer un pacte avec lui (p. 69) car parler de cet accident risquerait de nuire à son amie. Très vite elle est dans l'étau du conflit de loyauté entre cet homme et sa propre famille. La situation se complique encore plus lorsqu'elle connait ses premiers émois amoureux avec Gabriel, le frère de son amie.
Le regard qu'il pose sur son univers lui fait prendre conscience de sa spécificité. Jamais avant lui personne n'avait trouvé "marrant" d'accrocher des tapis aux murs ni d'avoir des arrières-grands-parents que l'on pourrait confondre avec le roi et la reine du Maroc.
Charlotte préfère se voir à travers le regard de Jane, de cette famille si française qui ne connait rien des difficultés de l'exil, de l'adaptation, rien des épreuves de la vie, elle en est persuadée. (p. 76) Elle est ensorcelée.
A ceci près qu'elle sait quand même qu'il y a une première faille, puis une autre, et peut-être une troisième. Il y aura quelques évènements qui vont éclairer sa conscience et l'amener à choisir son camp.
Adepte de la pensée magique, Charlotte répète que le diable n'apparait qu'à celui qui le craint. (p. 150). Elle ajuste constamment sa vison des choses. Cette famille si française qui la fascine depuis le premier jour est-elle un leurre ?
Le chemin sera long jusqu'à ce que Charlotte comprenne qu'elle est comme un tapis, tissé de mille et un fils, franco-marocains, judéo-chrétiens. Si française, finalement. (p. 188)
Il faut aussi souligner la qualité d'une écriture qui ne fait pas que citer des anecdotes mais qui éclaire vraiment le lecteur sur les racines d'une tradition, ses rites et ses cérémonies ... qu'il ne faut pas assimiler à du folklore. Le roman est aussi très bien documenté, notamment sur les questions médicales et j'ai souri en lisant les remerciements à une autre auteure de l'écurie d'Héloise d'Ormesson, Lorraine Fouchet, qui fut urgentiste. Je n'avais pas soupçonné son aide et j'étais admirative, en lisant certains passages, des connaissances de Maëlle en médecine. J'aurais pu me douter pourtant !
Maëlle Guibaud a écrit un roman, certes, mais de telles confrontations existent dans la "vraie" vie. Les mariages dit mixtes sont une richesse à condition que les protagonistes sachent faire preuve de tolérance à l'égard de la singularité, ce qui manque cruellement aux Duchesnais. Leur étroitesse d'esprit s'ajoute à la lâcheté ... à moins qu'on ne puisse pas les mettre tous les quatre dans le même panier.
Une famille très française de Maëlle Guillaud, chez Héloise d'Ormesson, en librairie le 12 avril 2018