L’anthologie a ceci de particulier qu’elle tente de promouvoir un espace de réception on ne peut plus réduit illustrant ses critères préalablement définis sans jamais prétendre, on s’en doute, être exhaustive. Celle-ci concerne la poésie syrienne publiée en bilingue. Lorsque sonne le mot Syrie, résonne en fond son actualité au cœur d’un drame qui ne voit aucun aboutissement. Il est question ici de poésie, et seulement, cette anthologie n’ayant pas vocation à émouvoir les rotatives ni faire tourner les esprits plus que nécessaire. Ses poètes sont nés entre 1900 et 1967. Beaucoup sont donc encore vivants. Saleh Diab, poète syrien installé en France en 2000 en est l’auteur et s’y inscrit également comme dernier de la liste. L’introduction est une clé d’ouverture de toutes ces sensibilités à recontextualiser ; par rapport à ce que cherche à traduire la poésie syrienne, selon sa place occupée dans la poésie arabe, mais aussi au regard de l’histoire et de la situation géopolitique du pays, de son évolution confrontée à celle du monde. Toutes ces voix se regroupent sous une bannière culturelle, au-delà de l’état nation avec ses frontières, créé anciennement par l’administration colonialiste française. Cette production ne résume pas à elle seule l’âme syrienne, mais au moins éclaire-t-elle son empreinte sur la voie vers sa modernité. Ce qui semble clair est l’implication de la poésie d’un tel pays dans le champ du politique, comme un argument supplémentaire à la responsabilisation de l’œuvre d’art et de son action. Poésie, instrument de révolte et de revendication d’une identité ; mais d’abord instrument de beauté, de ferveur et de sensualité aux travers de ses multiples courants. L’anthologie révèle une généalogie de la poésie du 20ème siècle.
Saleh Diab insiste sur ses choix, allant de la poésie soufi à l’avant-garde, en rappelant que la poésie arabe recouvre trois types de poèmes : « la poésie verticale » ou « classique », la « poésie libre » et le « poème en prose », sous entendu avec leurs nuances et leurs aspérités.
Plusieurs étapes sont à retenir dans cette évolution, avec des orientations dans la prosodie et la métrique selon les époques ; dans la mesure où il s’agit d’une anthologie chronologique. On retiendra Adonis (né en 1930), dans cette deuxième étape de la modernité, chez qui « La poésie est une forme de voyance… » ; poète célèbre dans le paysage de la poésie mondiale, par ailleurs théoricien et traducteur de grands poètes occidentaux du 19ème et du 20ème, ayant contribué à faire apprécier la poésie moderne dans une place occupée jusqu’alors par les textes classiques arabes. Comme toujours, il est impératif d’évoquer les précurseurs de cette modernité. Parmi eux, Khayr ad-Din al-’Asadi, (« mon ivresse s’est enivrée, ma voix s’est fanée et on est passé / au langage des signes »), Badawi al-Jabal, un des derniers poètes arabes classiques, chez qui les poèmes soufis rendent compte de sa poésie visionnaire « entre les sanglots des djinns et la rumeur / du sable », ’Urkhan Muyassar, avant-gardiste appartenant au cercle surréaliste d’Alep (« Dans le passé je n’avais pas de bêches / je creusais les tombes avec mes ongles »), Nizar Qabbani, proche d’une poésie orale, s’orientant vers des thématiques politiques (« je savais… / que je menais un coup d’état contre les coutumes de la tribu / que je sonnais les cloches du scandale »). Le souffle mystique n’est pas incompatible avec le positionnement d’une écriture critique et dénonciatrice. Les « invités » de cette anthologie sont trop nombreux pour identifier chacun. Rappelons Kamal Khir Bik, proche d’Adonis, membre comme lui du Parti Social Nationaliste Syrien, poète assassiné, auteur d’un ouvrage de référence sur la poésie arabe contemporaine (« Je sais que je suis un joueur expérimenté (…) je suis tombé au seuil de la phrase »), Saniyah Salih, à la « poésie métaphysique, imprégnée de romantisme », Adil Mahmud, dont la « poétique est fondée sur la parole quotidienne » (« Mon oncle Yvan / le vendeur de roses / qui aime la piquette / et les belles femmes »). Beaucoup, sous une définition possible de l’avant-garde, « ont rejoint les poètes de la mouvance des années 70 qui ancrent leur poésie dans une esthétique du quotidien » : Mundhir Masri, Riyad as-Salih Husayn, mort très jeune, figure de mythe auprès d’un large lectorat, à l’écriture d’une grande simplicité et d’une grande tonalité émotionnelle… Il faut compter aussi avec ceux qui, parmi les plus jeunes, représentent la « troisième modernité », dont la poétique souvent dépend d’orientations idéologiques (évolution du monde oblige) ; les mêmes parfois, créateurs d’un courant appelé « poème de la parole » ; sans oublier ceux qui au contraire ont renoué avec un certain classicisme, quelle que soit la thématique reflétant leur problématique… Jusqu’à Saleh Diab donc, dernier poète de cette anthologie à qui l’on doit ce travail, auteur, entre autre, de deux essais sur la poésie écrite par les femmes dans le monde arabe, et plus récemment d’un magnifique livre de poésie bilingue intitulé « J’ai visité ma vie » paru aux éditions du Taillis pré, etc…
Inutile d’ajouter que la poésie syrienne comme toute autre fait partie de la communauté mondiale de la poésie, avec ses spécificités porteuses de valeurs universelles. Rappelons enfin que ce livre a fait l’objet de plusieurs lectures sur France Culture, en dépit de cette tromperie (pire qu’un « trompage » donc) ayant consisté à faire entrer (de force) une poétesse, d’origine syrienne certes, dans cette anthologie où elle ne figure pas ; puisque son nom, son visage sur la page facebook de la radio et une lecture de ses textes furent sensés illustrer celle-ci. Lecture par un comédien dont la réputation n’est plus à faire qui s’offre le luxe, tout de même, d’une sacrée parenthèse. C’est vrai, la poétesse en question, en plus d’être souriante et jolie, est (Jacques a dit) prolifique. Qui a dit racolage ? Comme si cette approche, déjà singulière, pouvait de surcroît légitimer n’importe quel écart. Allons, allons, dans un domaine aussi consacré et affranchi que la poésie ! On retiendra juste que cette anthologie manquait à notre bibliothèque, ne serait-ce que par la richesse et la diversité des œuvres présentées, comme un espace que chacun pourra pénétrer à sa guise pour y découvrir un esprit, une pensée, une culture à la fois proche et lointaine ; et surtout en marge de l’actualité d’un pays suscitant bien des visions caricaturales et approximatives. Ceci, juste histoire de remettre les pendules à l’heure du temps.
Mazrim Ohrti
Saleh Diab, Poésie syrienne contemporaine, édition bilingue, Le Castor Astral, 2018, 352 p ; 20€, fiche du livre sur le site de l’éditeur.