Mais n’oublions pas, ayons en tête ce que pensait Aristote du mythe : « le mythe est un récit mensonger qui présente la vérité ».
L’origine même du nom de Thulé et de sa légende se perd dans les temps très lointains et dans bien des brouillards, et le titre est une subtilement trompeuse allusion à ce fragment des Géorgiques (IVe s. av. J.C.) de Virgile (repris par Jean Malaurie), « tibi serviat ultima Thule » (ultima latin se traduisant par « extrême »). C’est la terre du bout du monde, la limite du monde qu’on a sans cesse repoussée, une « île de glace, située dans le Grand Nord, où vécurent des hommes transparents » (Hérodote), qu’on situe en Islande, au Groënland, au large des îles Féroé, proche du cercle polaire ; tout ayant été dit sur sa localisation, jusques y compris les plus farfelues prétentions (comme pour Brocéliande) : île d’épouvante que d’aucun identifia à l’île Ouessant même. Terre ou île fantasmée aux confins du monde, « froiduleuse Tyle » (Agrippa d’Aubigné), au fil du temps, l’imaginaire est arrivé au topos : « ultima Thulé » est devenu la désignation des terres inconnues, mystérieuses et lointaines, comme les Syrtes par exemple.
Brendan est ce moine irlandais du VIe/VIIe siècle qui, selon la légende, écouta avec grand intérêt le récit que lui fit un ermite religieux d’un périple jusqu’une île si proche du paradis, qu’on pouvait s’y nourrir du parfum des fleurs et entendre les anges, et qui ensuite décida de retrouver cette île et de partir avec treize compagnons à la recherche de cette île, en un voyage vers l’Autre Monde qui dura sept années. Aussitôt mort, clercs et poètes se crurent libres de le faire naviguer à leur guise, et Gérard Cartier, se plaçant dans une longue tradition littéraire de continuateurs et de recycleurs, travaillant comme les clercs d’autrefois sur un récit qui n’est pas fixé (la raison d’être des légendes), réécrira le mythe de Thulé en défaisant la légende de saint Brendan, assimilant le paganisme antique et la légende celtique, écrira son propre immram2. Il apportera sa touche moderne en proposant le jeu de l’oie comme mode de lecture, un peu comme le jeu de go du ∈ de Jacques Roubaud. Un jeu réflexif sur la lecture, puisque, nous faisant opérer des retours en arrière, des relectures, des bonds infimes en avant, il est un éloge de la lecture lente et patiente contre la lecture rapide et superficielle à laquelle nous obligent les temps modernes.
Le poème est celui d’un auteur qui, avec art et engin et par ingéniation de poète (ingénieur) appartenant à la gent de ceux qui ordonnent un poème en livre, le construisent et le posent en suivant une architecture très élaborée et qui est elle-même un mystère, celui d’un auteur qui fabrique un curragh3 en forme de livre ayant l’heur d’entraîner vers le grand large de la littérature, vers un Autre Monde que la lecture au fur et à mesure invente ; le monde est un livre. Entre le jeu de l’oie et les palimpsestes, il croise et décroise et recroise les fils, mêlant entre eux des récits de la littérature initiatique4, où temps anciens et temps modernes sont confondus, ainsi que le temps du récit et celui de la narration, allant jusqu’élire la péninsule de Dingle en Irlande comme lieu d’écriture, lieu même où aurait démarré l’expédition de Brendan, pour en ce principe travailler en profondeur la véracité de son « mensonge ». (Ainsi, nous voilà parfois dans le scriptorium du poète-copiste, au-dessus de son épaule.) Cette odyssée, cette brendanade, explore les mystères des grands fonds, littéraires, tant le palimpseste est vaste ; elle est le voyage immobile d’un rêveur attiré par le grand large des pages, happé par l’à-venir de l’écriture, son ultime Thulé ; le poète accomplit son propre et personnel voyage vers une Terra Repromissionis Sanctorum. Si le voyage de Brendan est peuplé de créatures fantastiques, celui du poète l’est de même, par la démesure que prennent les êtres et les choses de son environnement dans son réduit d’écriture irlandais. La générosité de ce livre est d’offrir au lecteur la possibilité de construire sa lecture, une lecture active ; ainsi, à l’instar de l’auteur, chacun à sa guise interprète la fable.
Mais on ne saurait peindre le paradis, et le Thulé auquel aura accédé l’auteur, comme le moine, aurait des semblances de Paradis perdu. On devine non pas une désillusion, mais un jeu sur la désillusion en observant la loi des nombres que suit le cours du poème, et notamment celui du chiffre 100, hautement symbolique, étant celui de l’Enfer de Dante, comme si, par ironie, le paradis perdu menait vers l’enfer. Comme si désirer l’ultime Thulé, en tant que Graal arctique, c’était boire avec malice à la coupe de Joseph d’Arithmétique. Par un système d’allusions, le poète, en proie au doute, regarde son entreprise avec un humour salvateur, s’amuse de sa propre quête. Car finalement, sa navigation mentale, sa réécriture de la légende, sa kabbale hasardée, il l’aura travaillée à partir d’une mappemonde et de Google Earth, ni plus ni moins, avec la Navigatio Sancti Brendani pour fourniment. Si l’ultime Thulé est la représentation des confins du monde dans la littérature légendaire, elle est la longue métaphore des confins de l’imaginaire poétique, d’une réinvention du monde en un autre monde dans la langue, chez Gérard Cartier, que le poème, in fine, aura menée avec heur vers la terre illusion. Au cœur de l’intelligence du poème, on regarde ça, vers quoi nous ramène le savant jeu de l’oie, et même au terme arrivé, on regarde ça, le bonheur d’écrire.
Jean-Pascal Dubost
1 On pourra aller avec grand profit consulter son site : Au Monomotapa.
2 L’immram, dans la tradition celtique d’Irlande, dans laquelle s’inscrit le récit de saint Brendan, appartient à la littérature de la quête où, à la différence de celle du Graal, dont la recherche est celle d’un objet, l’objet de la quête est une vision d’un Autre Monde.
3 Le curragh est une embarcation légère dans la tradition irlandaise, fait de lattes de bois, jadis recouvertes de peaux de vaches, aujourd’hui de coaltar. C’est à bord d’un curragh que Brendan effectua son voyage ; c’est à bord de ces embarcations que se firent les migrations des moines celtes durant le Haut Moyen Âge.
4 Visible est la présence du récit que fit l’explorateur Tim Séverin (1940) de son voyage sur les traces de Brendan, mais aussi de Nicolas Bouvier, Kenneth White, ou encore de Paul Louis Rossi, dont L’Ouest surnaturel aura été fondamental.
Gérard Cartier, L’ultime Thulé, Flammarion, 2018, 176 p., 18€.