Il y a trente ans disparaissait Gérald Félix-Tchicaya dit Tchicaya U Tam’Si. Immense poète bantou, très grand prosateur venu d’Afrique centrale, homme de théâtre, nouvelliste. Incontestablement le plus grand homme de lettres congolais par la densité de chacune de ses productions littéraires, la diversité de son travail et le caractère prolifique d'une oeuvre construite entre 1955 et 1988. A l’occasion de ce trentième anniversaire, j’aimerais revenir sur le plus grand hommage qu’il ait été fait à Tchicaya : le travail fourni par le critique littéraire congolais Boniface Mongo Moussa pour rendre de nouveau disponible toute l’oeuvre de Tchicaya en trois volumes : J’étais nu pour le premier baiser de ma mère ( ensemble des recueils de poésie ), La trilogie romanesque (Oeuvres complètes II), Les fruits si doux de l’arbre à pain - La main sèche - Légendes africaines (Oeuvres complètes III). Les éditions Gallimard ont accompagné ce projet.
A la genèse de ce projet, une interpellation par Patrice Félix-Tchicaya sur l’indisponibilité des oeuvres littéraires de son père il y a une dizaine d’années. Boniface Mongo-Mboussa va mettre toute son savoir, sa passion, sa patience, ses relations pour permettre que le travail du grand poète congolais soit de nouveau disponible. Mais comment expliquer qu’un auteur qui fut en lice pour le prix Nobel de littérature, un poète de la trempe de Senghor voit son oeuvre littéralement disparaître à peine 15 ans après son décès. C’est ce à quoi tente de répondre la biographie Tchicaya U Tam’Si, le viol de la lune.
Filiation, le mauvais sang
Dans ce livre, Boniface Mongo-Mboussa réalise un travail d’orfèvre et d’archéologue. Le critique a réellement pénétré l'oeuvre poétique en URSS du temps de ses études. Le poète congolais était traduit et étudié en russe aux côtés des grandes figures de poésie de ce pays. Il présente Tchicaya U Tam’Si dans sa globalité avec toutefois un angle d’attaque précis : celui du mauvais sang et de la malédiction. Malgré tout le talent qui était le sien, Tchicaya semblait être né sous une mauvaise étoile. Le critique repart donc à la genèse rappelant les origines singulières de Gérald Félix-Tchicaya, lui, le fils du premier député d’Afrique équatoriale française. Ce qui n’est pas anodin puisqu’il va le premier congolais à faire son collège en France. Son enfance est marquée par un handicap, il a un pied bot. De plus, fils aîné, il se construit dans l’absence de sa mère et les exigences de son père qui attend énormément de ce fils, qu’il voit faire des études de droit. C’est pour cela qu’il l’envoie étudiant en France. Gérald Félix-Tchicaya n’arrive pas à suivre et adolescent, il fugue. Le mauvais sang porte le problème de la filiation et de difficulté à porter un nom et les espérances d’un père. C’est un des thèmes que la poésie de Tchicaya U Tam’Si porte. Ces filiations multiples. Le père biologique. Jean Félix-Tchicaya. Le père politique. Emery Patrice Lumumba. Le père littéraire. Senghor. Elles sont d'incompréhension, de rupture, d'idolâtrie...Boniface Mongo-Moussa donne dans cette lecture de comprendre quelques clés de la poésie de Tchicaya. Il fait partie de la génération des « fils » au sens propre comme au sens figuré (son père a fait lire des textes à ses illustres collègues de l’Assemblée nationale française, chantres de la Négritude). Il y a donc une volonté de démarcation consistant à construire une poésie à partir d’un prisme plus personnel et non autour d’une posture collective et militante. Elle ne signifie pas forcément une rupture avec la négritude. Mais une volonté de conter le monde sur des thématiques plus singulières, plus locales… Ainsi va-t-il consacrer de nombreux textes de poésie au Congo, sur Lumumba, après une première expérience en journalisme aux premières loges de l’indépendance du Congo Léopoldville, cette fameuse saison au Congo qu’il exprimera de manière passionnée.
Epitomé, inspiré par la disparition de Patrice Lumumba, fait voler en éclats cette sérénité retrouvée. Epitomé est un recueil de la révolte, dans lequel Tchicaya U Tam'si privatise le deuil de tout un continent. Dans A Triche-coeur, le poète se confondait avec le pays natal; ici, il s'assimile à Lumumba, qui se confond avec le Congo, les Congo. Et cette identification est double : il est poète, la voix des sans-voix, celle de tous ses compatriotes endeuillées.Jean Félix-Tchicaya et Patrice Lumumba meurent à quelques jours d’intervalle, en 1961. Sa parole militante et passionnée au sujet de Lumumba entre en porte-à-faux avec la réserve naturelle de Senghor, homme d'état, à propos de cette tragédie africaine.
Ce livre nous donne plusieurs raisons d’entrer dans la poésie et de manière plus large dans la littérature de Tchicaya U Tam’Si. Le viol de la lune nous donne de découvrir l'évolution vers d'autres genres de l'auteur congolais. Le théâtre, la nouvelle, le roman. Chaque genre étant abordé avec une approche particulière. Le roman lui permet de revisiter une histoire du Congo dans laquelle il est à la fois un témoin direct (par son héritage familial) et distant (par son écriture depuis la Seine, loin du fleuve Congo). J'aime beaucoup l'analyse de B. Mongo Mboussa sur les quatre romans de l'écrivain congolais et surtout son désir de rencontrer un public plus large au travers de la prose. Elle conforte une lecture que j'ai toujours eu du roman de Tchicaya qui me permet d'entendre sa poésie sous une forme moins hermétique mais aussi d'entendre sa maîtrise de l'oralité vili qui imprègne son écriture. On retrouve dans son roman, des thèmes déjà présents dans sa poésie. J'ai découvert en lisant Tchicaya U Tam'Si le viol de la lune que l'écrivain congolais était en lice pour le prix Nobel. Pas une simple candidature farfelue. Face à Soyinka. Comment une telle plume a pu passer dans l'oubli ? Peut-être les effets du mauvais sang. Et le fait aussi que la mémoire s'entretient. Mongo MBoussa s'y est employé. Il ne reste plus qu'à lire le poète maudit.
Boniface Mongo Mboussa, Tchicaya U Tam'si, le viol de la lune (Vie et oeuvre d'un maudit)Editions Vents d'ailleurs, première parution en 2014, 137 pages