Reims en flammes
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Reims, 18 avril. Cette fois c’est fini : tout le centre de Reims est consumé. Qu’aucun de leurs crimes ne se perde, que la bataille du Nord ne serve pas à cacher leur forfait nouveau, qu’ils ne comptent pas, à l’ombre de l’émotion nationale, accomplir leur saleté en silence. Ils n’escamoteront rien. Ils ne s’en laveront pas les mains. Ces jours passés, à la faveur d’un plus grand coup, ils ont tué Reims. Pour relever leur infamie, nous avons quitté vingt-quatre heures les champs où se mène la lutte furieuse. Nous avons gagné la Champagne. L’odeur de l’incendie nous a pris à la gorge ; nous entrions dans Reims. L’heure n’est plus à l’étonnement. Depuis quatre ans bientôt, nous en avons trop vu. La poésie de la destruction ne peut plus contenter nos malheurs. Fermons notre cœur et ouvrons nos yeux. Rapportons notre vision comme une sentence. Les plus beaux quartiers de Reims sont en cendres. La ville avait été évacuée. De ses 130 000 âmes du temps de sa richesse, elle était tombée à 3 500 jusqu’au mois dernier et à zéro cette semaine. Pardon ! Il restait un habitant, nous en parlerons. Le maire et le cardinal même avaient cédé. Nous leur donnerons tout à l’heure une nouvelle à chacun. Le vide était fait. La précaution était bonne. On ne fréquente pas des années de suite des goujats déchaînés sans prévoir leur goujaterie. Donc, pendant que les masses se cognaient devant Amiens, comme s’ils ne pouvaient voir une nouvelle cathédrale sans que soudain le vice de les détruire toutes les fouettât, ils ouvrirent rageusement le feu sur Reims. Reims est une grande ville. En trois années, ils n’avaient pu tout détruire. C’est au chef-d’œuvre principalement qu’ils en avaient eu. Le cœur de la cité tenait encore. Ils l’ont brûlé. Huit jours de vandalisme Le 6 avril, la basse œuvre commença. Elle dura huit jours pleins, jusqu’au 13. Le 11, il devint difficile de maîtriser le feu. Il se répandit, il dure à cette heure. Aujourd’hui, 18 avril, nous rôdons dans la malheureuse les yeux piqués par la fumée, le manteau sur le bras à cause de la chaleur montant des foyers. Partant du centre de la place Royale, sur près de deux kilomètres de long et un de large tout a flambé et s’achève. Ils n’ont tiré qu’à incendiaires. Ils ont tiré 75 000 obus. Ils tiraient par rafales, quatre tombaient à la seconde. La danse de feu durait une heure, puis cessait. Nos pompiers alors accouraient. Elle cessait pour laisser le temps aux sauveurs de monter les pompes. Quand les criminels voyaient l’eau chasser les flammes – ils plongent sur Reims, la connaissent quartier par quartier, l’observent par les yeux de spécialistes – ils redéclenchaient la rafale. Quatre par seconde ! Ainsi fut frappée la ville. L’incendie était tel que deux de nos aviateurs, partis en mission à 150 kilomètres dans les lignes allemandes, furent jusqu’au bout éclairés par les flammes du brasier de la ville de nos rois. À travers la désolation Les yeux de plus en plus piqués et maintenant qui pleurent, nous tournons au milieu du désastre. Nous revenons souvent sur nos pas, beaucoup de rues ne livrant plus passage, leurs maisons écroulées entre leurs trottoirs. Les quatre côtés de la place Royale sont démantelés. Mais ne commençons pas de désigner. Rémois en exil, tracez le losange que je vous ai donné : à peu près deux kilomètres sur un, et dites-vous qu’à moins d’une bénédiction – dix maisons au maximum ont échappé – les Allemands ont, dans ce périmètre, flambé tous vos biens. On ne reconnaît plus les endroits. Vous consentez à croire que vous êtes place du Marché parce que le marché de fer est debout, le reste se résume dans des tas de pierres et de cendres. Quand vous reviendrez, effarés, vous regarderez votre ville sans la reconnaître, comme si vous vous trouviez en face d’un ami dont on aurait changé la figure. À ce moment, les pierres seront froides, aujourd’hui elles ne nous brûlent pas, mais réchauffent nos jambes. Des foyers sont dans chaque ruine. Où l’incendie est souterrain, entre l’ouverture d’une fenêtre, l’air chaud miroite et danse comme une nappe d’eau frissonnante. En longeant vos trottoirs, on entend du bruit dans vos maisons déchiquetées. Qui bouge ? On se retourne : ce n’est pas un homme, c’est la flamme qui fait craquer un meuble. Un choc sourd : c’est un mur qui s’écroule. Sur les pans qui restent, les grandes plaques jaunes de la matière incendiaire s’étalent. Les rayons des magasins dans leur convulsion ont vomi leurs marchandises. Les vitrines du quincaillier, du coiffeur, de l’antiquaire, de l’épicier, du chapelier, du libraire mêlent leurs objets au chaos. Chez le libraire, un livre s’appelant : Comment on soigne son jardin, est ouvert au chapitre : « Épuration des eaux d’arrosage ! » Dans le théâtre, les armes que le bourreau vous avait fait déposer en 14, recroquevillées et noircies par le feu, ne forment plus que des paquets de ferraille. Rien ne répond plus aux éclatements des obus – car ils n’ont pas cessé, à cette minute encore, ils tirent à droite de la cathédrale – que le cri des corbeaux dont suit le vol affolé. Votre ville ayant jeté sa grande flamme, dans le silence et le désert, en votre absence se dévore maintenant intérieurement, à petit feu. Le témoin Du crime, vous aurez un juge, un des vôtres. Un civil, un seul a vu se défaire vos foyers. C’est l’unique qui pourra vous dire le jour et l’heure où flamba votre rue. Il a tout vécu, c’est l’employé des eaux : Marcelot. Pour l’instant il fait dire au maire que sa seconde mairie, celle où il a travaillé sous les avalanches de mort, est détruite. Il fait dire au cardinal que sa cathédrale n’a pas eu plus de plaies, qu’elle est simplement plus roussie. Il fait dire aux Rémois que les quarante pompiers de Paris ont mérité leur cri de reconnaissance. Quarante hommes contre 75 000 obus. Ils n’ont pas sauvé toute la ville, mais ils ont circonscrit le désastre. Marcelot est là sur le pont de Vesle, tout seul, tragique, il a l’air d’attendre la rentrée de tous ses concitoyens pour leur montrer d’un geste le malheur dont il est témoin.
Le Petit Journal
, 19 avril 1918.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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