Journée spéciale Po&Psy sur Poezibao avec un ensemble proposé par Jean-Pascal Dubost : en premier lieu trois « brèves de lecture » puis une note plus longue consacrée à Ryôichi Wagô.
Voici donc trois « brèves de lecture » autour de trois livres de la collection princeps de Po&Psy :
Épaminondas Gonatas, la crypte
Ashur Etwebi, Le chagrin des absents
Ivan Akhmetiev, Rien qu’une collision de mots
La collection princeps de Po&Psy
La collection princeps de l’association Po&Psy, dont le domaine éditorial est hébergé par les éditions érès, publie 3 livres par an sous la forme d’un recueil glissé dans une pochette cartonnée à rabats de couleur vive, suivant le format 10,5 x 15,5. Ce sont essentiellement des œuvres traduites, couvrant une grande variété de langues, d’époques et de styles ; la plupart du temps accompagnées d’œuvres graphiques ou photographiques. Elle comprend actuellement 30 titres.
Ce travail de la collection Po&Psy en matière de traduction (dont l’esprit est développé à l’intérieur de la pochette) méritait une attention à partir des trois dernières parutions, pour accompagner la lecture des Jets de poèmes de Ryôichi Wagô.
Cet artiste, né en 1924 et mort en 2006, exerçait la profession d’avocat, a peu publié (7 ouvrages), et vivait dans une demeure ancienne ceinte d’un vaste jardin, en harmonie avec tout un peuple de choses insolites, de plantes et de petits animaux. Refusant de se laisser enfermer, de quelque manière que ce soit, dans aucun genre défini, ni dans aucune dénomination (refusant celle de poète), ses textes, entre poésie et prose, poèmes en prose et petits récits, sont le fruit d’une grande liberté d’esprit et de sympathie. Ils libèrent tout un peuple dit inanimé ou prétendument dénué d’intelligence (à l’aune humaine), tout un peuple auquel on ne prête qu’une attention négligée. Le poète outre-regarde ce qu’on voit, visite un autre monde au cœur du monde réel, et nous montre un monde fantastique, animé dans l’apparent inanimé ; nous donne accès à notre propre méconnaissance des choses. Ici, les poires dansent, les chaussettes bêlent, les sapins prient, et au-delà des apparences figées, il y a tout un monde. On sait grand gré à cet artiste de nous rouvrir les yeux.
Cet ensemble commence d’une grande force interrogative : « Ne vois-tu pas la peur dans les yeux ? Ne sens-tu pas l’odeur putride des corps ?/N’entends-tu pas les cris des noyés ? » C’est un poète meurtri par l’histoire de son pays, la Libye, qui nous en donne des nouvelles autrement plus profondes que ce qui nous parvient par le biais de la prose journalistique. Quand la guerre dépouille un pays et ses habitants, il ne reste plus à quelques-uns comme Ashur Etwebi (né à Tripoli en 1952, et aujourd’hui en exil en Norvège) que la poésie pour ne pas pleurer, « Ou chanter avec le chagrin des absents ». Se tournant vers le passé de son pays, portant le regard sur les choses évocatrices - les dunes, la brise, la fourmi etc. -, et « parce que les yeux sont un verset modifié dans le livre sacré », c’est à une méditation spirituelle, que nous invite le poète autant tourné vers l’intérieur des choses que porté vers leur au-delà. Il veut retrouver une intimité avec son pays qu’il a perdu, renouer avec des rêves d’enfance. Si l’inquiétude domine, elle est exprimée avec calme, presque avec douceur.
Tout est presque dit dans la tournure restrictive du titre, au moins sur la modestie et l’humilité de ce poète russe né en 1950, que le peu de l’expression aura assimilé au minimalisme : « pris séparément mes textes/ne représentent/rien de particulier », dont la définition du minimalisme pourrait être ça : « tel Michel-Ange/en épluchant des patates/j’enlève le superflu ». Devant l’immensité à écrire, avec une conscience exacerbée du monde, il a choisi une attitude détachée, c’est-à-dire dégagée du lien par lequel il est fixé à ce monde, pour dire, en poèmes et vers brefs, son amusement de tout ça, de toute cette mascarade d’être, pourrait-on dire ; des poèmes, dit-il, qui sont des « fragments de quelque chose d’immense/que je n’ai pas la force d’écrire. » Son humour rappellera aux lecteurs de poésie américaine celui de Richard Brautigan, quand tout semble prêter évidemment à sourire, et quand le sourire ébranle le trop évident. On lirait en ce livre un manifeste de l’anti-poésie en ce que la poésie aurait de (trop) sérieux ; mais avec beaucoup de sérieux.
Jean-Pascal Dubost