Entretien avec Marc Blanchet
avril 2018
Marc Blanchet : Votre question soulève beaucoup d’éléments auxquels je suis sensible : « critique poétique », « objet », et bien sûr le rapport à la musique, plus précisément l’écriture sur la musique. Si on dépasse les injonctions « On ne peut écrire sur la musique. » ou « La musique se passe de discours. » à l’instar de la peinture (généralement ceux qui écrivent ça sont partis pour tartiner des pages et des pages) et en ajoutant dans mes activités la critique littéraire (vous me parlez de mes pages sur Do l’enfant-pot de Claude Louis-Combet), eh bien ce « travail sur la langue » qui fait le sel même de l’écriture se confronte à un autre mot, tout simple, celui de « vigilance ». Et un autre, qui va être la forme d’expression de ces différents paramètres : le fragment. C’est par la brièveté, toute relative, que j’approche dans Les Amis secrets musique, littérature et plus partiellement peinture. J’ai pu depuis me livrer à de plus vastes essais, mais toujours j’essaie de raconter ma perception d’une œuvre, de cheminer dans cette perception sans la brouiller avec trop de références et plus encore de biographique : j’entends par là les écrits sur la musique, ou se voulant tels, que rédigent de nombreux contemporains. La musique n’est pas pour moi une consolation. C’est un monde sonore qui se déploie, a ses logiques, ses écritures, ses obsessions, ses enjeux même. Il peut témoigner de quêtes personnelles mais il est bon de retirer parfois de la biographie, ou de ne la convoquer que peu. Ce qui compte, c’est comment entreprendre une narration à l’écoute d’une œuvre. Toutefois, j’ai lu sur la musique et mes deux références d’emblée sont Nietzsche et Jankélévitch. Chez eux l’écriture se fait pensée, sûrement parce que la musique pense. Si elle vient agacer nos limites corporelles, ou perturber nos certitudes sensorielles, elle n’en est pas moins un écoulement sonore qui semble déborder de lui-même, défiant la notion de temps pour créer, et je pense qu’on en trouverait la preuve dans mes textes, des espaces, des lieux. Si on a ça de présent à l’esprit, il faut creuser là-dedans, et se dire : là je décris, mais cette description déjà témoigne de tournures aphoristiques : donc je pense, si je pense que fais-je entendre à mon tour ? Alors je lie, du verbe lier, cette écoute à ces pensées ; je mêle une description à la réflexion qu’elle engendre. C’est une vigilance continue. Je ne peux pas dire : « Ach Mozart quel apaisement, quelle allégresse ! » Je dois dire de quoi c’est fait. Il est vrai que j’écris plus facilement sur Bartók, Kurtag, ou sinon Beethoven. Ça ne change rien. On descend dans les profondeurs de cette musique ; on essaie de partager le monde que l’on découvre. Toutefois la prose est là, la pensée est en cours, on crée des ramifications, on soulève des hypothèses. Et puis on lit aussi les écrits des compositeurs, on s’instruit des écoutes comparées à la radio, ce fut une longue éducation passés les dix-huit ans où la musique classique n’était guère présente à la maison, exceptées les musiques de films, ce qui ne signifient pas rien dans leur héritage de la musique à programme. Je chemine donc ainsi, et me dis que pour la littérature je dois faire de même : trouver l’obsession à l’œuvre dans le poème ou le récit, voir comment cela s’est dessiné dans le crâne d’origine ; j’ai parfois des aimantations comme on imite les mimiques de quelqu’un, c’est pour cela aussi que lorsque j’animais des rencontres littéraires les auteurs étaient souvent satisfaits, mais ils ne se rendaient pas toujours compte que j’habitais leurs corps, que je m’étais glissé en eux, portant leurs jupes si l’occasion s’en présentait. J’essaie de respirer à travers ces œuvres, avec un goût sûrement prononcé pour le sombre, du moins le nocturne, ce dont mes photographies portent aussi témoignage. Enfin, ma manière de m’adresser à vous le dit aussi : j’ai un goût pour la divagation, écrire sur la musique nécessite cela : divaguer, tenter, s’écarter, essayer en somme pour raconter cette chose qui nous absorbe. Dès lors la critique devient poétique, dans sa manière d’être une chose en train de se faire, se bâtir et se construire avec du langage, avec un souci de clarté bien sûr, d’énonciation, ce qui n’est pas le plus facile.
Florence Trocmé : On l’a dit, vous mêlez dans Les Amis secrets les textes sur des livres ou sur des œuvres musicales. Un peu comme s’il y avait une écoute littéraire et une lecture musicale…. Ces deux mondes communiquent-ils en vous ? Se nourrissent-ils, dans le travail critique ?
Marc Blanchet : De l’impair avant toute chose peut-être, mais aussi de la correspondance. Écrire comme je le fais sur la musique (ce que j’ai repris depuis peu…) ne suffit pas. J’écris sur la danse (donc j’en vois), sur la peinture (donc je connais des peintres), sur la photographie (donc j’ai des confrères) et sur la littérature (déjà à l’origine par la chronique). Et le cinéma, l’architecture (écrire sur une maison Prouvé ?) ou la sculpture évidemment sont d’autres possibilités. De plus j’ai des contemporains, donc des enthousiasmes, ou des différends, bref de la fertilité. La musique appelle la pensée ; la littérature peut appeler une écoute spécifique. Il s’agit d’écrire, et d’échanger. Écrire Les Amis secrets est un cadeau que je me suis fait ; j’ai approfondi par ce livre ma nature intellectuelle, ce fut un lent combat que de s’aventurer à « dire » Schoenberg, Webern, Kurtag, Ohana ou d’autres. En face les certitudes et les sentences pèsent lourd. J’ai voulu aussi faire cela avec des fragments sur la littérature, souvent la poésie. Beaucoup de changements depuis dans mes lectures, moins dans la musique. Et puis on découvre, on comprend mieux parfois, on rejette aussi plus tard. La vie, quoi. Ce qui est intéressant, c’est de bâtir un livre en conséquence, de ne pas le gâcher par des artifices de composition, juste l’alternance musique/littérature/peinture, avec des études littéraires un peu plus longues. En tout cas ces mondes communiquent, me traversent, me hantent au jour le jour.
Florence Trocmé : Une des choses qui frappent dans votre livre, c’est la manière très féconde dont vous faites des associations fortes entre une œuvre donnée et d’autres créations. Ainsi, par exemple, à propos de Franck Venaille, vous opérez un rapprochement entre le Cornette de Rilke (mis en musique par Frank Martin), le Winterreiser de Schubert et le marcheur d’eau de Venaille. Pensez-vous que l’on a trop tendance à isoler, à mettre sous cloche les objets d’étude et qu’il est opportun de rechercher une fécondité critique en opérant des rapprochements ? (Il me semble que vous citez quelque part l’expression transgression féconde du musicien Charles Ives).
Marc Blanchet : Der Cornet de Frank Martin est une des plus belles œuvres vocales avec orchestre du vingtième siècle, un joyau de diction, de scènes haletantes, de blessures chantées traversées d’attente. Ça devrait être joué tout le temps si les lieux de programmation étaient moins crétins, en plus ça pourrait plaire à une bonne partie du public bourgeois. Ce n’est pas une œuvre d’avant-garde, mais si fine, si ténue, si parfaite que peut-être oui finalement. Si je lis Venaille je vois un homme qui chemine, qui partage sa mélancolie, parfois sa voix tremble, les villes l’éprouvent, les femmes l’effraient (elles sont effrayantes il est vrai pour qui écrit parfois !), puis il y a des soirs, des arrêts, et on se dit : cet homme-là, cette voix d’homme-là, est celle d’un Wanderer. On peut alors évidemment aller vers Schubert (mais non pour les âneries du type : quand j’écoute le soir Schubert je pense à mon enfance, etc.), plutôt pour penser à la solitude des hommes, à la beauté de l’attente dans bien des poèmes, ou juste à la Beauté. Et se rappeler l’aventure du cornette dans le poème de Rilke. Puis penser à l’œuvre de Martin, et mettre en relation ces mondes, en créer les correspondances comme une figure obligée, une belle contrainte. Le rapprochement s’impose de lui-même. Ensuite le texte doit répondre de ces correspondances, donner à penser ce que la pensée a déposé en vous. Pour votre remarque concernant Charles Ives, ça vient de sa manière de faire sonner l’orchestre en des fanfares joyeuses, dispersées, nombreuses, des parfums et des sons dans l’air du soir, dès qu’on écrit ça on peut alors se dire : c’est une manière de percevoir qui vaut comme pensée du monde. Et de poursuivre : voilà un Américain qui bosse comme banquier dans la journée et au soir écrit ces musique agitées, entrecroisées, il pense le monde à travers elles, il pense son Pays, il a compris que sa nation est un lieu d’entrecroisement, de cosmopolitisme même, et il veut faire entendre ça coûte que coûte, avec ivresse, quitte à briser la musique. Mais si les temporalités ne correspondent pas, justement, toujours, avec Ives on peut appeler Cummings à la rescousse, ou, pourquoi, pas, le génial Oppen. Les rapprochements peuvent être évidents ou osés, jamais obligatoires.
Florence Trocmé : Vous n’en parlez pas dans Les amis secrets, mais vous êtes aussi photographe et critique de photographie ? Comment ce travail-là s’articule-t-il avec vos autres travaux critiques ?
Marc Blanchet : Je suis venu à la photographie en 2000 grâce à mon amie. Et je n’ai jamais arrêté, avec aujourd’hui expositions en galeries et centres d’art. Je ne dis pas cela par pédantisme mais parce que j’ai voulu partager et me confronter au regard des autres. J’écris peu sur la photographie mais suis devenu par contre avec le temps un écrivain-photographe. Toutefois j’ai mis à distance au début l’écriture pour ne pas faire passer mes photos en étant reconnu comme écrivain. J’avais ce souci-là. Depuis ces années, un travail est né, avec ses récurrences, ses obsessions, sa nature. Comme il s’agit d’écriture encore une fois (peut-être ne s’agit-il tout le temps que de ça), c’est un même flux, la littérature comme la photographie, cela se rencontre, en confrontation et lecture l’un de l’autre, dans des projets à venir. Très rapidement (rien à faire), il m’est apparu que me contenter d’images d’un héritage humaniste, bienvenu mais limité, comme d’une inscription dans un vibratile graphique trop satisfaisant ne me suffisait pas (et je suis encore moins un photographe « clinique » ou un metteur en scène en studio). Je devais penser mes images. D’elles-mêmes, elles m’ont montré le photographe que j’étais et depuis, avec élans et doutes, je creuse ce sillon d’une photographie en noir et blanc faite de nuits et de troubles, portant les trois fondamentaux de la peinture : paysage, portraits et natures mortes (ou « vies silencieuses » que le détail ou l’intime en photographie permet d’approcher). La photographie est dans ces sujets de peinture, n’étaient les sujets de photographie qui sont plutôt pour les incidents devenus volonté : le flou, le trouble, les profondeurs de champ, les tremblements, et le reflet qui dépasse les constats et essais de la peinture, mais il faudrait développer et parler aussi de matières. Je passe donc de l’écriture (essais, proses, récits, poésie, tout sauf le roman) à la photographie pour laquelle je raisonne en séries. La publication récente d’un portfolio en tirages palladium, La Nuit, par les éditions Immanences viennent d’inscrire un nouveau chapitre à ce parcours.
Florence Trocmé : Peut-on penser qu’écrivant ces mots, à propos de Manganelli, (dans une note critique du livre Salons pour Poezibao), c’est un peu de votre manière de faire (ou de celle à laquelle vous tendez) que vous parlez ? : « Il ne s’agit pas de consacrer l’élégance de sa propre pensée : il s’agit de la faire résonner dans des écarts, des "perversions", qui montre qu’un cerveau à l’œuvre ne saurait se contenter de circonscrire intelligemment des objets d’étude ; il doit les défaire, les démonter – les remonter aussi ; non pas pour les dire davantage, plutôt pour qu’ils deviennent tournures, jeux de mots et d’esprit, analyses plus inouïes qu’inédites, en somme phrases multiples qui en circonvolutions permettent de voir et de dévoyer. »
Marc Blanchet : Je dirai cela pour ma prose, et seulement pour ma poésie passée, jusqu’en 2006, date à laquelle j’ai arrêté d’en écrire pendant dix ans. Aujourd’hui, depuis que j’ai repris, c’est différent pour la poésie : elle a un souci d’énonciation très simple (c’est de la pensée inscrite dans les objets et sentiments du monde, avec le poids des oppressions et des solitudes – dont la mienne). Pour la prose, je pense avoir pas mal déplacé le curseur pour l’emporter dans des sursauts inédits, que je perçois comme salutaires. J’ai même accolé un terme à mes proses : « fantasmatiques ». Les livres chez l’éditeur La Lettre volée, L’Éducation des monstres ; Méditations & autres brièvetés et prochainement Valses & Enterrements portent ce sous-titre. Un auteur pense la littérature avec ce qu’il a dans la tête (quand il la pense). J’aime la circonvolution dans l’écriture, voire l’expression, des autres ; je m’y livre de même. J’aime proposer une réflexion, soulever une hypothèse pour ensuite, dans l’esprit du précipité chimique, voir les réactions, les couleurs, les nuisances même. Ce sont dans ces conditions de ramifications et de situations presque délétères que la prose m’apparaît comme parfaitement en route pour relater une vision du monde, se confronter aux autorités du temps présent, et donner sa perception de l’époque. Le labyrinthe n’est pas seulement le miroir de notre cerveau : il est une condition de parcours, et même d’avancée. Le retour au point de départ n’est jamais le même, et se heurter aux murs peut se faire joyeusement. Le désespoir fait aussi partie du trajet. Toutefois ma prose a quelque chose du petit singe qu’il y a en moi, et me permet par ces saints égarements d’offrir un état du monde qui est ensuite, pour les lecteurs, l’état de mon écriture, voire un état de la littérature. Je me reconnais forcément, et non sans une fraternité un rien épouvantée, dans cette approche de Manganelli, sans avoir son érudition cependant et vouloir faire les mêmes livres !
Florence Trocmé : En quoi Les Amis secrets ont-ils façonné, façonnent-ils peut-être encore cette « main à écrire » qui est la vôtre, aujourd’hui ? Et de manière plus générale, alors que vous semblez réinvestir actuellement fortement l’écriture poétique et critique, que pouvez-vous dire sur les raisons de cet investissement renouvelé dans le champ de l’écriture critique, mais aussi de l’écriture poétique ? Et quels sont vos projets en cours ? S’inscrivent-ils aussi dans un travail plus général en faveur d’une meilleure diffusion, d’une meilleure connaissance par le public de tout le champ de la poésie contemporaine ?
Marc Blanchet : Les Amis secrets sont un point de départ, et sûrement par ce titre ma manière de vivre aux côtés des auteurs passés et présents. Livre d’amitié, il est aussi un manifeste, juste le mien, pour une exigence de pensée, un rapport à la musique avéré, une volonté de voir la littérature dans la prose comme dans la poésie (je ne place absolument pas la poésie au-dessus de tout), et une forme aussi d’éducation puisque je me suis connu comme écrivain par ce livre (mais narrateur d’histoires par Trophées, cinq récits mythiques, à la même période, des histoires en rien aristotéliciennes). Ce qui m’intéresse est d’allier, je suis ainsi, des écrits sur la musique, la danse, la peinture et la littérature, de la poésie (très féconde depuis deux ans) et des proses, avec un récit s’il doit surgir. Je ne pensais pas réécrire de la poésie. Elle est réapparue comme une évidence, mais une évidence ruminée. J’en avais assez des effets stylistiques qui m’entouraient, des espacements à qui mieux-mieux, des références à tout bout de champ, toutes ces obligations qui ne sont pas la Modernité, seulement ses travestissements. Il a fallu vieillir, eh oui, ruminer plus justement la chose, retrouver des nécessités et faire confiance à la langue. Alors des poèmes sont venus, simples, directs, et que je pense vraiment inscrits dans une lecture critique du monde. Ils peuvent être entendus de tous et n’en concerner que quelques-uns. En ce sens, parce qu’ils regardent vers les leçons du passé et font le pari d’exister aujourd’hui, ils sont modernes, ce qui n’est pas une obsession ! J’ai depuis peu en effet réinvesti le champ critique, chronique serait plus juste, en revenant après des années d’absence parmi mes semblables, tout ça parce que j’ai fait autre chose. Les travaux dits alimentaires m’ont permis de voir à quel point j’étais bon comme rédacteur ou dramaturge ; quant à mes investigations, encore récemment, dans le monde des associations littéraires, elles nourriront peut-être un jour un grand roman comique… Comme je vous le disais, j’ai animé beaucoup de rencontres littéraires, j’ai toujours eu le souci de faire comprendre l’auteur par toutes sortes de publics. Pour l’écriture de chroniques, il s’agit de rendre compte de publications en poésie mais pas seulement (j’aime l’essai littéraire) qui méritent le terrain d’une réflexion ; ça y est, je suis lancé depuis quelques mois, comme ça je lis encore plus, et cela me réjouit. Quant à la photographie, bien des choses sont en vue, là encore réjouissantes, j’espère en avoir encore pour des dizaines et des dizaines d’années à créer et partager.