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Pedro Mairal – L’uruguayenne [Traduit de l’espagnol (Argentine) par Delphine Valentin – Buchet Chastel, 2018]
Article écrit pour Le Matricule des anges
« Étant en quelque sorte toujours coincé dans ce mardi, comme dans le film Un jour sans fin, je me le repasse, l’étudie, l’amplifie dans mon souvenir, je laisse les différents moments croître dans mon cerveau. » La trame de L’uruguayenne est a priori trop simple pour ne pas frôler le cliché : un écrivain plus ou moins raté de Buenos Aires, dont le couple est au bord de l’implosion, traverse le Río de la Plata pour aller passer la journée à Montevideo, où l’attendent à la banque des dollars et dans les rues de la ville une potentielle amoureuse. Se trouvant dans une situation économique des plus précaires, la perspective de cet argent est la seule bouée à laquelle il semble capable de s’accrocher ; une bouée d’autant plus instable qu’il s’agit d’une avance pour des livres qui restent encore à écrire. L’uruguayenne reprend donc (et renouvelle à sa façon) la figure du looser sympathique nous racontant à la première personne ce qu’il faut bien considérer comme une journée « décisive ». Décisive, la série de moments qui la composent le sera assurément, tant en elle se rejoignent les tares accumulées d’une vie mal engagée (que notre anti-héros espère bien corriger grâce à une miraculeuse pluie de dollars libres de toute taxe) et les potentielles conséquences qu’elle aura sur le futur du narrateur (forcément incertain). Ce qu’on appelle être à la croisée des chemins, un de ces moments charnière où le pire se confond avec le meilleur dans l’éventail des possibilités, ce qu’une structure narrative à la fois scrupuleusement linéaire (« en temps réel », pourrait-on dire) et digressive ne fera que souligner.
À un moment donné, le narrateur descend des escaliers en colimaçon et a l’impression que ceux-ci « plongent comme un tire-bouchon au fond de la terre ». Il faut dire qu’il a déjà quelques bières et autres joints au compteur. Mais il n’empêche, la métaphore est littérale : ce bref séjour uruguayen est une façon pour lui, qu’il le veuille ou non, d’aller au fond des choses, un fond pas forcément agréable, mais un passage obligé quand il s’agit, coûte que coûte, de refaire sa vie (avec ou sans dollars). Une journée qui, pour le narrateur, devient forcément chargée de signe, il ne saurait en être autrement quand tant d’espoirs semblent s’accumuler en si peu de temps, comme si un voyage initiatique pouvait être concentré en moins de 24 heures. Mairal, d’ailleurs, pour mieux souligner qu’un voyage n’a pas besoin d’avoir lieu aux antipodes pour s’avérer l’expérience de ce qui est autre, ne cesse de jouer le jeu des sept différences entre deux villes si proches et pourtant si dissemblables, Buenos Aires et Montevideo, comme deux sœurs jumelles qui ne le seraient que de loin. Mais le narrateur est forcé de regarder les choses de près, l’urgence de sa situation l’impose. Et ce qu’il voit en premier, c’est lui-même (« assembler des mots sur une feuille ne m’avait pas rapporté grand-chose », confesse-t-il). Mais aussi la possibilité directe (quoique peut-être d’abord fantasmée) d’une vie nouvelle, à portée de main, incarnée par cette jeune femme qu’il ne connaît en réalité qu’à peine et avec qui il a rendez-vous, une fois les dollars en « sûreté » dans un sac-banane qu’il porte au plus près du corps.
Le récit est une succession de petits épisodes qui, dans des circonstances moins pressantes, pourraient passer pour insignifiants. Mais ici, à travers le discours d’un narrateur qui fait de l’humour une arme toujours efficace contre le pathétisme, ils deviennent autant de marqueurs d’une forme de récit épique (ou tragi-comique) en mode mineur, qu’il s’agisse de louer une chambre dans l’hôtel le plus cher pour un motif absurde, de se faire tatouer le bras ou d’acheter un ukulélé pour son fils. Le narrateur de ce livre enlevé, à l’oralité aussi crédible que maîtrisée (on saluera le travail de la traductrice Delphine Valentin) semble chercher désespérément un dernier espace illusoire de liberté avant de sombrer dans un gouffre qu’il imagine prêt à l’avaler tout cru.