Ainsi de Emily Dickinson (1830-1886), celle qui revendique de n’être « personne » dans l’un des 1775 poèmes qu’elle laissera en héritage. Un itinéraire biographique permet d’évoquer la jeune fille à la silhouette frêle et au visage d’albâtre qui entrera en poésie comme en religion, recluse en poésie, parfois surnommée le mythe, la nonne ou la dame en blanc, vivant ses nombreuses passions et sa Passion à l’écart dans un refuge posé au bord de l’absolu.
Else Lasker-Schüler (1869-1945), poétesse et dessinatrice juive allemande qui sera l’une des représentantes de l’avant-garde, nous est présentée comme le cygne noir d’Israël, étrangère en tout et partout, exilée dans son propre pays, considérée comme la « juive » ou la « folle ». Elle refuse, quant à elle, les limites imposées par le temps, l’espace, la géographie ou la dictature de l’identité. Vivant dans l’imaginaire et la fabulation, elle se veut autre et se rêve en plusieurs vies. Elle deviendra « la clocharde céleste » du Berlin des années 1900, s’affirmant comme la grande provocatrice de son temps, l’une des figures de proue de l’émancipation féminine. Sur les photographies elle apparaît maigre, charbonneuse et tragique, mais elle est aussi la silhouette extravagante de ces nuits de Berlin où tous ont l’impression qu’elle se déguise au lieu de s’habiller, couleurs rutilantes, bijoux sonores. Son regard de jais laisse échapper une aura de meurtrissure. L’ensemble de ses poèmes s’illumine de bleus à l’âme, associés au nuage, au piano et au cavalier des marais, s’acheminant de l’expressionnisme au mysticisme.
Renée Vivien née Pauline Mary Tarn le 11 juin 1877 à Londres et morte le 18 novembre 1909 à Paris, est d’emblée rejetée par une mère peu aimante. Elle connaît une intense amitié pour l’une de ses camarades Violet Shillito, puis elle partage sa vie avec Natalie Clifford Barney. Eva Palmer l’invitera à étudier et à publier l’œuvre de Sapho. Hélène de Zuylen la soutiendra et collaborera à ses écrits. Le poète et critique Jean-Charles Brun l’aidera à trouver son écriture. Kérimé la Levantine occupera une place à part dans son cœur. Poétesse de l’extrême, de l’oxymore et de l’intense paradoxal, Vivien s’épanouit à l’orée des contrées crépusculaires, pareille à ces non-voyants qui inventent la lumière à partir de leur expérience des ténèbres. Voyageuse qui s’ouvre à la pensée magique propre aux orientaux, la légende s’empare de son image, « femme damnée », « Narcisse en cornette », « Sapho 1900 »… puis la vestale, s’éteint à 32 ans, minée par l’alcool, les somnifères, les diverses toxicomanies, dans le rêve d’une mort qui serait volupté.
Nelly Sachs, née le 10 décembre 1891 à Schöneberg et morte le 12 mai 1970 à Stockholm, est une poétesse juive allemande. Celle qui deviendra la poétesse sublime de la Shoah n’a pas été élevée dans la tradition talmudique. Elle se rapprochera, dès 1906, de la grande dame des lettres suédoise Selma Lagerlöf, l’auteur du Merveilleux voyage de Nils Holgersson. On situe dans les années 1908-1909 le début de la liaison de Nelly Sachs avec un mystérieux jeune homme, dont nous ne saurons rien hors sa disparition tragique. Cette ombre aimée habitera longtemps les poèmes de Nelly Sachs. Bientôt, à partir de la pensée de Martin Buber, elle aura la révélation d’une judéité stigmatisée, ulcérée, meurtrie par la catastrophe, avec laquelle elle fera corps. L’aptitude à porter en soi sa propre douleur confondue avec les larmes d’Israël demeure inhérente à son appartenance au judaïsme. En 1939, alors que l’étau nazi se resserre autour d’elle, l’intervention de Selma Lagerlöf lui permettra de se réfugier en Suède avec sa mère. Entre 1942 et 1945, Nelly inaugure une écriture flamboyante et ascétique consacrée à la célébration des victimes du désastre. Elaborée à partir de sa propre douleur et des larmes d’Israël, l’œuvre suivra une pente ascendante à dater de la disparition de sa mère. La douleur intime devient celle du peuple juif. Elle aurait pu être la sœur jumelle de Paul Celan (1920-1970), tant leur fusion spirituelle fut totale. Nelly Sachs a reçu le prix Nobel en 1966.
Marina Tsvetaïeva, est née en 1892 à Moscou dans un milieu de haute bourgeoisie et dans une ambiance familiale troublée par les dissensions dues à un remariage de son père. La cohabitation est difficile entre les enfants des deux lits et la mère, atteinte de tuberculose, doit se faire soigner. Marina est confiée comme interne à un pensionnat français de Lausanne. La mort de sa mère en 1906 favorise son goût de l’indépendance, elle choisit de suivre les cours de la Sorbonne et, retenant l’attention, par son premier recueil Album du soir, de Maximilien Volochine, elle est accueillie, en Crimée, dans la demeure de Volochine, où elle rencontrera le milieu littéraire, artistes, intellectuels et poètes et où elle se mariera avec Sergueï Efron, élève officier à l’Académie militaire. Elle a le cœur innombrable et elle peut connaître plusieurs passions à la fois sans jamais s’estimer infidèle. Ainsi entretiendra-t-elle une liaison avec Ossip Mandelstam, des relations saphiques avec Sofia Parnok, elle s’éprendra de l’acteur Youri Zavadski et d’une jeune comédienne Sonia Holliday, puis de Constantin Rodzévitch, officier russe qui prendra également une place importante. De coups de cœur en coups de foudre, Marina poursuit ses dérives au fil du fleuve Amour. Elle dédie et offre ses poèmes à ses différentes amours. Dans le Poème de la fin, dépouillement de la langue, concentration de la réflexion, usage de mots et images lapidaires, elle ouvre une voie neuve à la modernité. A tous les âges de la vie elle est amoureuse, Boris Pasternak, Rilke, Tarkovski, … Mais l’autre toujours déçoit son attente et elle-même est une multiplicité. Elle entretient, entre autres brûlures, une relation épistolaire triangulaire et passionnante avec Pasternak et Rilke. De Prague à Paris en 1925, elle est condamnée finalement à l’errance et à la misère. C’est dans la chambre du 32 Boulevard Pasteur à Paris qu’elle composera quelques-uns de ses derniers poèmes. Plusieurs drames durant cette terrible période, son amant Nicolas Gronski, qui meurt brutalement dans un accident de métro en cherchant à la rejoindre, son mari Sergueï qui devient agent des services secrets soviétiques. Elle repart en Russie en 1939 et se retrouve quasiment dans la misère avec sa famille à Bolchevo. Sa sœur Assia a été déportée au Goulag, sa fille Alia sera internée pendant huit ans, déportée dans le Grand Nord, puis Sergueï, son mari, est arrêté, enfin ses voisins sont déportés. Paniquée, elle s’enfuit avec son fils Mour à Moscou. Elle trouvera à se loger à la Maison des écrivains de Golitsyno et elle se lance dans la traduction pour survivre difficilement. Plus ou moins chassée de la Maison des écrivains, elle aménagera avec son fils dans une chambre, hantée par la peur d’être arrêtée. Elle est enfin admise parmi les professionnels de la traduction ainsi son statut se légalise mais Mour son fils qu’elle adore est décrit comme un monstre d’égoïsme et de grossièreté et il complique encore sa vie semée d’embûches. Elle part avec lui en Tatarie où elle achève un périple difficile et se suicide à 49 ans. Son départ volontaire, dédaigneux l’apparente aux héroïnes tragiques.
Après l’approche de ces cinq premiers chapitres, sur les pas éclairés de Nohad Salameh, je laisse le lecteur découvrir son écriture créative, qui dans cet essai magique, sur des écrivaines et des artistes chatoyantes aux destinées extraordinaires – prises entre amour et mort, entre énergie de vivre et processus sacrificiel et suicidaire – sait s’engager aux côtés de ses aînées et vibre avec elles de toutes les étincelles de leur Passion. Critique de sympathie et d’identification que celle de Nohad Salameh, qui sait pourtant toujours garder la distance et la lucidité nécessaires pour livrer au lecteur de vraies études et des documents rigoureux de recherche sur ces artistes.
Le livre, écrit dans un style à la fois fluide et très exigeant sait préserver le mystère de ces créatrices, le secret de leur existence tourmentée et de leur aventure en création. L’ouvrage se poursuit par des chapitres sur des artistes dont Nohad Salameh sait synthétiser l’essentiel, en livrant l’éclair fulgurant qui est le cœur brûlant de leur création : Edith Södergran, « Au coin le plus doux de la mort », Milena Jesenska « L’agonie amoureuse avec Kafka » Annemarie Schwarzenbach « L’ange androgyne » Unica Zürn « La poupée écartelée », Ingeborg Bachmann « Comme un oiseau pris dans les phares », Sylvia Plath « Celle qui voulut être Dieu ».
Pour chaque artiste, Nohad Salameh a su déployer un paysage, elle a réussi à s’approcher au plus près l’être au monde de chacune, cerner en quelques mots, la force et la violence, la folie géniale et singulière de leur œuvre et nous faire partager la vibration de son engagement et de son écriture. La lecture de son livre constitue une merveilleuse plongée en création.
Béatrice Bonhomme
Nohad Salameh, Marcheuses au bord du gouffre, La Lettre volée, 2017, 216 p., 22€